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Mercredi 13 février 2002

Nouvelles de la lutte héroïque des petits producteurs de coca: vendredi dernier, le gouvernement a signé une trêve de trois mois avec Evo Morales, le député de la région de Cochabamba qui faisait l'objet de mesures d'éradication (oh l'horrible style: c'est la région qu'il s'agissait d'éradiquer, et non le député, évidemment). Le dit député venait d'être expulsé du Parlement (voir les épisodes précédents; d'ailleurs, en contradiction avec ce que je viens de dire, des journalistes facétieux ont titré à l'époque "Evo éradiqué").

Soit dit en passant, le dit Evo était en grève de la faim depuis son expulsion, et ses quinze jours de jeûne ne l'ont pas empêché de mener et même de gagner des négociations marathon. Ce qui a fait rigoler tout le monde. Quand on vous dit que la coca est un excellent coupe-faim.

Or donc, vendredi soir, la Bolivie a appris que les barrages étaient levés, et qu'on pouvait de nouveau aller à Oruro pour le Carnaval. Et là-dessus, tout Cochabamba ou presque s'est embarqué dans des autocars (Oruro n'est qu'à quatre heures de route), et moi avec: je me suis laissé convaincre par des copains... qui quant à eux, cela dit, ne se sont finalement pas déplacés. Ce qui est typiquement bolivien (les Boliviens ont la réputation très largement méritée de ne pas tenir leurs promesses: on appelle les gens qui ne tiennent pas leurs promesses des "falludos", des "incumplidos"... ou même, tout simplement, des Boliviens).

Le Carnaval a été très réussi, et même si le public a été sensiblement réduit par la force des choses, tous les gradins étaient pleins, et les traditionnelles batailles de globos (bombes à eau) ont atteint une ampleur rarement égalée: en principe, ces batailles sont interdites, car elles risquent d'abîmer les costumes des danseurs, mais les Boliviens s'en foutent, et les rares flics auxquels on demande d'habitude d'essayer de faire respecter l'interdiction étaient occupés à lever les derniers barrages. Donc, tout le monde a été copieusement trempé, ce qui comble d'aise la Pachamama (me demandez pas pourquoi, mais ici tout le monde sait que la Pachamama souhaite que les gens soient trempés pendant le Carnaval).

J'adresse ici des remerciements émus aux amis d'amis habitants d'Oruro qui m'ont pris en charge d'un bout à l'autre du Carnaval, m'ont logé, nourri, abreuvé, trempé, le tout avec un cariño (gentillesse) d'autant plus notable qu'ils ne me connaissaient ni des lèvres ni des dents. C'est ça la Bolivie, papito.

Si vous voulez une description du Carnaval d'Oruro, cherchez-la ailleurs sur le Web, car j'ai déjà décrit ces choses dans les chroniques de mon nombril en 1992, et j'ai horreur de me répéter.

Mais bon, parce que c'est vous, je mentionnerai quand même un aspect particulier de ce Carnaval. Comme vous le savez ou comme vous allez l'apprendre, l'une des danses traditionnelles du Carnaval, c'est "la diablada": des groupes de danseurs en costumes chamarrés, avec des masques aux gros yeux globuleux pourvus de cornes innombrables, dansent dans les rues pour symboliser le fait, horreur, que pendant le Carnaval "los diablos están sueltos": les diables sont lâchés, et on a le droit de faire des choses que la morale réprouve et que la police tolère, du genre se bourrer la gueule et dire des obscénités aux filles.

Comme si ces turpitudes ne suffisaient pas, tout le monde sait qu'elles se produisent en l'honneur de la Pachamama, divinité on ne peut plus païenne. Les catholiques, dont l'hypocrisie n'a pas que de mauvais côtés, se raccrochent aux branches en disant que mais non mais non mais pas du tout, tout cela est fait en l'honneur de la "Virgen del Socavón" (une icône de la Vierge que l'on trouve dans la cathédrale d'Oruro, et qui marque le terme du défilé de danseurs hâtivement rebaptisé "pélerinage").

Donc, les catholiques ont le droit de rigoler pendant le Carnaval. Et même de se bourrer la gueule et de dire des obscénités aux filles. Mamita Virgencita, me vas a perdonar (c'est-à-dire à peu près: ô très sainte Vierge Marie, tour d'ivoire, reine des cieux, immaculée conception et mère de Dieu, pardonne leurs faiblesses aux humbles pécheurs que nous sommes, nous t'en prions, amen, et que la fête commence).

Mais il n'y a pas que des catholiques en Bolivie. Il y a aussi des évangéliques, des méthodistes, des témoins de Jéhovah, des mormons et beaucoup d'autres choses encore plus bizarres, et tous ces braves gens en avalent leur parapluie (oui oui: pendant le Carnaval, à cause des bombes à eau, il n'est pas rare d'avoir un parapluie) et disent que c'est paganisme, superstition, débauche, horreur, horreur, horreur.

Donc, tous les protestants passent le Carnaval à s'enfermer chez eux en priant Dieu de pardonner les impies, tandis que les impies se saoulent la gueule, font craquer des pétards, jouent de la trompette, jettent des seaux d'eau à la gueule des jolies filles, et des moins jolies, et des franchement moches, et de leurs maris, de leurs pères, de leurs députés et même de leurs chiens. Qu'est-ce qu'on se marre, mamita Pachamama.

C'est bien joli, le protestantisme, mais ce n'est vraiment pas compatible avec la chicha. Mon amie Miriam, qui est anthropologue (voir les épisodes précédents) m'a raconté qu'elle avait eu l'occasion de participer à une noce dans un petit patelin paysan où tout le monde était évangélique. Dans une noce normale (catholique, quoi), le programme est simple: on boit de la chicha en en renversant par terre pour honorer la Pachamama (mais non mais non mais pas du tout, pour honorer la madre de Dios), et quand on a bu, on reboit.

Chez les protestants, ça donne: on boit du Sprite sans en renverser par terre, et quand on a bu, on reboit.

Mais c'est pas marrant du tout, ça, dis-je à l'anthropologue. Nenni-da, me répond-elle, surtout que les paysans considèrent que la fête est ratée si tout le monde ne s'est pas enfilé une quantité de Sprite équivalente à la quantité de chicha qu'ils absorbaient en pareille circonstance avant de rencontrer la vraie religion. Au bas mot trois litres par personne, quoi.

Frères protestants qui lisez ces lignes, avant de condamner le catholicisme et son abominable syncrétisme qui est la porte ouverte au paganisme et à la superstition, virgule, posez-vous la question: une religion qui vous force à boire trois litres de Sprite en faisant semblant de vous amuser, peut-elle être inspirée de Dieu? Mmm? Je vous recommande d'essayer de boire trois litres de Sprite avant de répondre.

Les prêtres catholiques, en tout cas, répondent non avec horreur. Et il faut être honnête: I think they have a good point, comme on dit au séminaire de théologie de Boston.

Or donc, ¡que viva el Carnaval, mamita Pachamama!



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