Tête Noire

Les Vallorcins au début du XIXe siècle sont en relation avec le monde extérieur essentiellement par Martigny. Ils accomplissent là leurs transactions commerciales, notamment le lundi, jour du marché. Ils vendent les seilles et le drap fabriqués à la maison pendant l'hiver et, à la foire d'automne, le bétail engraissé sur les alpages. Ils achètent le complément de céréales qu'ils ne peuvent produire, le porcelet qu'ils engraisseront, le jeune bétail qu'ils inalperont.

Ils possèdent aussi des vignes sur le versant du col de la Forclaz dominant Martigny. Pour travailler leurs terres et faire leur vin ils vivent, quelques semaines par an, dans leurs mazots regroupés en trois hameaux: Plan-Cerisier, Le Perray et les Ecotins. Les mazots ont une cave en pierre, enterrée à l'amont, surmontée d'une chambre en bois.

Ils vont aussi à Martigny ou dans ses environs pour trouver une embauche saisonnière, au printemps dans les vignes, à l'automne pour vendanger et peigner le chanvre. Certains s'y installent à demeure comme domestiques ou artisans: tailleur, tonnelier. Parfois ils s'y marient. Les nouvelles du monde extérieur montent de là vers Vallorcine.

Les Vallorcins se rendent donc fréquemment à Martigny. Ils ne peuvent alors utiliser qu'un chemin muletier longeant les gorges de Trient et remontant ensuite le col de la Forclaz. La hotte sur l'épaule, lourdement chargés, ils mettent seulement quatre ou cinq heures pour effectuer le trajet. Pourtant le chemin est difficile, car il doit passer une barre rocheuse dans le quartier de Tête Noire.

Les voyageurs de la fin du XVIIIe siècle devaient redouter ce mauvais passage, le Maupas, comme le raconte De Saussure (1) en 1786: "En partant de Trient, on commence à monter une pente couverte de débris feuilletés. On ne trouve de roche en place qu'un peu avant l'arrivée des roches escarpées, à un endroit appelé Maupas. Le mot veut dire le mauvais pas. Il faut monter là des espèces de marches naturelles hautes et étroites au bord du précipice. Les mulets y passent sans aucun danger. Les voyageurs feront bien cependant de mettre pied à terre."

Bourrit (2), en 1792, dramatise l'exode des émigrés fuyant la révolution française. Il les voit passer avec "des mulets ayant de chaque côté des paniers où étaient des jeunes personnes que l'on avait couvertes d'un voile pour leur ôter la vue des précipices et des horreurs de cette route, tandis que leur mère la parcourait à pied en chancelant à chaque pas, les mains élevées vers le ciel pour lui demander sa protection".

Les Vallorcins, eux, ne sont pas effrayés par le Maupas. Leur syndic, en 1804, indique seulement que du côté de Martigny "les chemins sont impraticables et les voitures par là même, absolument étrangères". Mais par temps de neige, c'est-à-dire pratiquement tout l'hiver où le Maupas ne voit pas le soleil, le passage est périlleux, même pour des montagnards. Un autre syndic en 1839 précise que "le mauvais temps qui n'avait pas cessé depuis le 2 avril rendait le passage de la Forclaz et de la Tête Noire, je ne dis pas impraticable, mais dangereux."

Ce chemin muletier est-il encore visible aujourd'hui? Lorsqu'on va de Vallorcine à Martigny par la route actuelle, à l'entrée du tunnel, on croise un sentier balisé montant de Troulero aux Ieurs. De là on reconnaît encore vers Tête Noire un chemin escarpé descendant en lacets en dessous de la petite route actuelle des Ieurs. Sur l'ancien cadastre de Trient ce passage s'appelle le Pas de l'âne. Le terme de Maupas n'est pas mentionné. Est-ce le vieux chemin? Nos lecteurs pourront peut-être apporter une réponse.

Vers le milieu du XIXe siècle les touristes, de plus en plus nombreux, circulent entre Chamonix et Martigny. Mais leurs déplacements sont gênés par le Maupas qui ne peut se franchir qu'à pied ou à mulet. Un autre itinéraire passait par le col de Balme d'où l'on découvrait un magnifique panorama. Mais il ne pouvait se faire qu'après la fonte de la neige et toujours à pied ou à mulet.

Aussi, en 1840, les Valaisans construisent une véritable route et suppriment le Maupas en creusant, au sud de Tête Noire, un petit tunnel, abandonné aujourd'hui mais encore visible. Les outils des mineurs sont appointés à Vallorcine, dans la forge Claret du Mollard. On peut actuellement marcher sur un tronçon de cette première route, au-dessus de Troulero.

Le passage des voitures à cheval favorise le tourisme. Des hôtels se construisent au Chatelard, à Tête Noire, à Trient, au col de la Forclaz. L'hôtel de Tête Noire est alors une bâtisse imposante, dans le même style que celui du Montenvers. Il a été lithographié par le célèbre alpiniste Whymper, partant de Chamonix pour le Cervin en 1865. Les Vallorcins d'un certain âge et les vieux habitués de Vallorcine ont pu encore le voir.

Les hôteliers aménagent le site, édifient un belvédère qui permet de mieux contempler la petite vallée de Trient, et tracent un sentier pour descendre dans les gorges au confluent du Trient et de l'Eau Noire. Des escaliers de bois permettent de franchir les passages les plus scabreux et des passerelles facilitent la circulation dans les gorges. On paye un franc pour les emprunter.

Les escaliers ont été, pour la dernière fois, remis à neuf en 1932. On peut s'y aventurer aujourd'hui, mais avec une extrême prudence car ils sont vermoulus et en partie effondrés. Il est préférable d'atteindre le confluent des deux torrents par un sentier partant de Finhaut ou par celui de Troulero.

L'hôtel de Tête Noire souffrit de l'ouverture de la voie ferrée en 1908. La petite route fut délaissée par les touristes. Après la deuxième guerre l'hôtel est fermé. Une boucherie vivote au rez-de-chaussée.

L'hôtel fut détruit peu après 1955 pour permettre la construction de la large route que nous empruntons aujourd'hui. Les touristes passent rapidement, très peu s'arrêtent quelques minutes. Ils ne peuvent plus éprouver les frissons de leurs devanciers. Le Maupas n'existe plus. Tête Noire n'est plus qu'une pancarte plantée là pour indiquer l'arrêt des cars postaux. Les relations des Vallorcins s'établissent de préférence, aujourd'hui, du côté de Chamonix.

Charles et Françoise Gardelle
(auteurs du livre Vallorcine, histoire d'une vallée, éd. Textel, 1988; distributeur: Didier-Richard, Grenoble).

(1) Savant genevois qui réussit la deuxième expédition au Mont-Blanc.

(2) Egalement Genevois, il fréquenta le Buet, d'où le lieu-dit la Table au Chantre.

Dans les deux pages suivantes, deux gravures de William Bartlett, artiste anglais de la période romantique (1809-1854) concernant l'itinéraire de la Tête Noire.