Chaque numéro de cette revue consacrera une rubrique à l'explication des noms propres de la vallée, avec pour but de découvrir l'explication de termes obscurs ou curieux, et à cette occasion, de relever les traces des divers peuplements qu'a connus la vallée, les Celtes, les Gallo-romains, et ces Teutonici (Germains) auxquels la vallée est concédée dans la charte d'albergement de 1264.
Utilisant divers ouvrages traitant du sujet, nous présenterons parmi les diverses hypothèses la plus raisonnable à nos yeux.
Dans ce premier numéro, nous traiterons des cours d'eau (ou hydronymes).
Il faut commencer par l'Eau Noire (Aqua Nigra) et la Barberine (Barberina), les deux noms de torrents qui figurent seuls (au côté du Salenton) dans le texte de 1264.
Pour la Barberine, E. Muret, en 1909, proposait deux explications en référence avec la terminaison latine du mot et les noms d'hommes, latin (Barbarius) ou médiéval (Barbarin), sans expliquer le rapport avec la vallée. Dans cette hypothèse, la terminaison en -inus paraît indiquer un domaine appartenant à un homme qui lui donne son nom. Mais en l'occurrence, le nom de Barberine, vu l'importance respective des lieux, a dû désigner le torrent et la vallée de montagne bien plutôt qu'un simple hameau de la vallée, lequel au contraire doit sans doute son nom au torrent.
Wipf propose, lui, la racine celtique Bar ou Ber, qui signifie sommet. Mais cela n'a rien ici de caractéristique. D'autre part, il faut supposer la répétition Bar-ber (comme dans Barberèche), mais pourquoi?
D'autre part, en dépit de R. Boyer, mettre en relation Barberine et les Barbari, ou barbares, c'est-à-dire les étrangers à la vallée, dont le torrent marque l'une des frontières, ce n'est guère aimable pour les Valaisans, même germanophones. Au surplus, si l'on devait considérer comme étrangers tout ce qui est à l'est du Prieuré, la véritable frontière avec la vallée du Rhône serait bien plutôt au col de Balme.
Dauzat, lui-même incertain, est tenté par un rapprochement avec la racine gauloise Borb marquant l'idée de bouillonnement (cf. la Bourbre dans l'Isère; cf. peut-être aussi le Nant Borrant aux Contamines). C'est nettement meilleur, et le redoublement se justifierait par une volonté expressive. En tout cas, le torrent, avant le barrage, était bien bouillonnant. Resterait à expliquer le changement de voyelle (dont on trouve d'autres exemples).
Quant à la pièce de Musset, la Quenouille de Barberine, elle incite à rêver à un poète romantique trouvant le nom de son héroïne dans notre vallée (où il n'est jamais venu). Il s'agit en fait d'une simple homonymie. Le sujet est emprunté à la 21e nouvelle de Bandello, auteur de la Renaissance italienne, dont le personnage Barbera reçoit chez Musset le diminutif plus gracieux de Barberine.
L'étymologie de l'Eau Noire ne pose évidemment pas de problème. Cela n'a pas retenu les imaginations. Le savant Paul Lebel, s'appuyant sur un certain L. Jacquot, auteur d'une recherche sur les noms de lieux en Chablais, écrit: "Eau noire: ruisseau (sic) de la frontière du Valais... le soleil donnant fort peu dans ces parages, l'eau du ruisseau paraît noire en certains endroits". Que les Vallorcins ne s'offusquent ni du ruisseau ni du Chablais! Bien des cartes anciennes placent en effet Vallorcine au bout de la vallée d'Abondance.
Pour la couleur de l'eau, l'explication est simple. Si l'eau de Bérard, la "grosse eau", charrie du gravier qui polit les rochers sur tout son cours et leur ôte toute végétation, c'est l'inverse pour l'Eau noire qui, née des neiges d'Encrena, descend du col des Montets peu abondante souvent et fort pure, sans user les pierres de son lit, d'où les mousses aux reflets sombres qui y poussent, et l'impression d'une eau noire -- au moins jusqu'au confluent. Reste à savoir pourquoi c'est la petite eau dont le nom l'a emporté sur la grosse au Moyen Age.
Quant aux autres noms, moins anciens, plusieurs restent mystérieux. Il y a d'abord l'eau de Bérard. Le col et les aiguilles du même nom qui, entre les Rouges et le Buet, ferment le haut de la vallée quand on les regarde de Finhaut ne sont pas considérés comme la limite de Vallorcine dans la charte de 1264 qui parle au contraire du Salenton. Le nom de Bérard paraît donc plus récent. Est-ce d'ailleurs celui de la vallée, du torrent ou de la fameuse pierre? En tout cas, le sens est obscur. Ni Wipf ni Dauzat n'en parlent, pas même pour faire le rapprochement qui paraît s'imposer avec la Bérarde dans l'Oisans. On pourrait songer à la racine celtique Ber (ou Bar) indiquant le sommet, mais les aiguilles de Bérard n'ayant rien de très caractéristique ont probablement tiré leur nom de la vallée ou de l'alpage en contrebas, comme très souvent (Charlano, Floria) et non l'inverse. On a songé, comme le rappelle M. Boyer, à expliquer le terme par le verbe patois bera, boire. La pierre à Bera aurait été ainsi nommée d'une source située près d'elle et où les bêtes seraient venues se désaltérer. Mais, entre les glaciers de l'envers des Rouges et les névés du Buet, les eaux abondent, même après les travaux de captage qui n'ont pas réussi à tout capturer.
Il reste que ce nom de Bérard est connu comme patronyme et même initialement comme un prénom, d'origine germanique. C'est une sorte de doublet de Bernard -- et dans les deux cas avec pour sens "la force de l'ours". On peut supposer que cette haute vallée a tiré son nom d'un certain Berard ou Bernard qui s'y serait imposé en maître, mais on ne connaît personne de tel. Et d'ailleurs comment une vallée qui n'est même pas à proprement parler une vallée d'alpage aurait-elle pu recevoir le nom d'un seul propriétaire ou détenteur d'un droit d'albergement particulier? On est plutôt tenté de se demander s'il n'y a pas là une trace du parler germanique qui a dû être pratiqué à Vallorcine pendant une longue période par les Teutonici, et si la vallée de Bérard n'est pas la haute vallée des ours nommée à partir du radical allemand Bär (ours) -- comme Vallorcine, plus bas et dans son prolongement, doit son nom depuis plus longtemps encore au radical latin ursus (ours). Mais résistons à la tentation.
La vallée de Tré-les-Eaux pose moins de problèmes. Le préfixe tré vient du latin trans et signifie au-delà. On a la même forme aux Contamines avec Tré-la-Tête (vallée glaciaire au-delà d'une tête rocheuse). La vallée de Tré-les-Eaux est donc exactement cette partie de la vallée située à droite de l'Oreb (ou plutôt de la "Vouille mousse") que l'on trouve quand on a franchi la gorge à la montée pour déboucher dans ce bel espace où les Vallorcins conduisaient les génissons.
Détail curieux: le savant M. Lebel signale un cours d'eau nommé Buétine "qui prend sa source au pied du Buet". Si quelqu'un a entendu utiliser ce nom, qu'il me le dise. Une rivière perdue, ce serait dommage!
Les quatre principaux torrents et leurs hautes vallées ne doivent pas nous faire oublier divers affluents. Sur la rive droite de l'Eau Noire, il n'y a guère que le nant Vouilloz au plan d'Envers. Le nom du torrent est à expliquer par celui du nom de famille.
Sur la rive gauche, quatre nants. Au Couteray, le nant de la Meunière ou du Mouni, cours d'eau artificiel dont le nom se passe d'explications. Plus bas, on trouve le nant de Lo, qui pose d'abord un problème d'orthographe. Il ne s'agit évidemment pas de l'abréviation de Loriaz, d'autant que ce torrent ne naît pas dans l'alpage même de Loriaz, mais en contrebas. Je pense qu'il faut comprendre Lo comme l'au, ou l'aup, terme que l'on trouve par exemple en Chablais, dans Saint-Jean-d'Aulps, où l'on voit bien le radical du mot alpe ou alpage. Cf. aussi le fameux Credo dans l'Ain, qui n'est autre qu'un crêt (ou crête) d'aup, ou alpage. En tout cas, cet au n'est pas de l'eau, comme le patois le montre bien, à la différence de l'eau de Tré-les-Eaux. D'ailleurs, ce nant impose sa présence dans la vallée par un hameau et un patronyme.
Plus bas encore, le nant Betterand qui, passant sous la route, va se jeter dans l'Eau Noire, près du Bettex (ou Bétais), lieu-dit de la maison de Joseph Bozon (héros du livre Vallorcine au XVIIIe). M. Boyer signale à propos du Bettex de Saint-Gervais, un mot latin populaire, betellum, signifiant le bourbier. L'explication est admissible ici: les replats où le nant termine sa course peuvent prendre cet aspect, même si la construction du "nouveau quartier" (cf. article sur A. Vouilloz) a transformé le paysage.
Reste le nant du Ran, à expliquer bien sûr par le lieu lui-même, c'est-à-dire par le couloir de la plus belle avalanche de Vallorcine. Le terme n'est pas clair pour autant. Le dictionnaire de patois savoyard de Desormaux ne nous apprend rien; les étymologistes signalent un radical ranc indiquant des rochers escarpés, ce qui conviendrait assez bien puisque le couloir en question descend raide de rochers situés sous la barre des Perrons. Cependant, ce radical très noble, puisque pré-celtique selon Wipf, se trouve surtout représenté en Dauphiné ou dans le Midi (avec la finale c ou g), mais pas dans notre région. Faut-il l'admettre ici?
Un simple mot sur la gouille du Sasset, si bien située au pied de l'aiguille de Loriaz. L'étymologie probable est celle de saxum, terme latin signifiant rocher; c'est aussi par saxum qu'on explique sur le versant opposé les Cé Blancs (ou Saix Blancs), rochers blancs. On peut considérer Sasset comme une sorte de diminutif par rapport à Saix.
En tout cas, d'origines préceltique, latine ou germanique, et plus souvent encore douteuse, les cours d'eau vallorcins sont capables de faire couler beaucoup d'encre. Ce sera encore plus vrai pour les noms de familles ou de lieux.
Michel Ancey