La Mappe de 1730

Bien avant la réalisation d'un véritable cadastre en France, le roi de Piémont Charles-Emmanuel III décide de faire établir un relevé géométrique complet des propriétés de ses divers Etats. Vers 1730, l'ensemble de la Savoie est donc l'objet d'une étude systématique. Le prince veut appuyer sa fiscalité (la taille) sur des bases sûres et équitables.

Il faut conduire ces travaux de façon rigoureuse. On envoie donc dans des groupes de paroisses, comme le Prieuré, une équipe de trois spécialistes venus de l'autre côté des Alpes. Ils sont logés chez l'habitant, mais ils paient vingt sols par jour les porteurs de piquets, les traîneurs de chaînes d'arpenteur, les "indicateurs" et les "estimateurs" chargés de les aider à repérer les parcelles et à en évaluer le "degré de bonté".

Des cartes minutieuses sont établies par secteurs. On les juxtaposera ensuite dans un ensemble nommé mappe où toutes les parcelles seront numérotées (il y en aura 7192 pour tout Vallorcine) avec registres correspondants, et un double pour Turin. Rousseau raconte dans les Confessions (l. 4) qu'il y a travaillé pendant huit mois. Les documents relatifs à la mappe sont ensuite remis pendant quinze jours aux paroisses, en vue d'observations et de corrections.

Cette mappe est une sorte de papier collé sur une toile elle-même enroulée. Les deux exemplaires ont souffert du temps (déchirures, certains numéros peu lisibles, etc.). L'échelle étant au 1/2372e, la mappe a une longueur d'environ 4 m, une largeur de 3 m, mais seule la partie centrale est dessinée, puisque les biens paroissiaux ne sont pas divisés en parcelles. Mais, à Vallorcine, si ces dernières sont parfois minuscules, d'autres assez grandes, aucune n'est démesurée.

Le relief n'est pas indiqué, mais on voit bien cours d'eau et chemins (par exemple, la route qui va du Sizeray en Suisse passe devant l'église et le moulin Semblanet, mais évite le Molard et Barberine). L'ensemble est une oeuvre d'art: chaque parcelle bâtie ou non est représentée par des couleurs (du rose pour les maisons à un bleu-vert pour un marais), mais surtout par des dessins schématisés selon la nature du terrain: champs, teppes, forêts.

La mappe est assortie de deux types de documents. Tout d'abord les "numéros suivis", suite des nombres inscrits sur la mappe et permettant de trouver le nom des propriétaires (et aussi le lieu-dit ou "mas", etc.). Les auteurs de la mappe n'ont pas suivi un ordre rigoureux. Ils sont allés du bas vers le haut de la vallée et l'ont découpée en bandes (par exemple, les 204 premiers numéros de Barberine au pied du Sizeray sur la rive droite de l'Eau Noire), mais ces bandes sont disposées curieusement: on traverse d'une rive à l'autre ou on redescend la vallée après l'avoir remontée jusqu'à un certain point fixé sans raison apparente; ainsi un 1992 voisine avec un 6939 du côté des Montets. On peut imaginer que ces tranches ont correspondu à des journées de travail. On peut aussi penser que les indicateurs n'étaient pas les mêmes d'un village à l'autre, d'où des problèmes de coordination.

Quant aux tabelles, elles récapitulent pour le fisc l'ensemble des propriétés. On y trouve donc la liste alphabétique des propriétaires vallorcins (tous paysans y compris le curé), même ceux qui ne sont pas chefs de famille, et parmi eux un certain nombre de femmes (veuves en général). L'ensemble des bâtis et terrains possédés par un individu s'y trouvent récapitulés dans l'ordre des numéros: à la moindre parcelle correspond l'indication de la nature du terrain, de ses dimensions en mesures savoyardes et piémontaises et de sa valeur fiscale (ou bonté).

On peut donc y voir facilement quel était le plus riche Sourzeriard ou le plus pauvre Barberin, combien chacun avait de granges ou de greniers en plus de sa maison, quelles industries existaient déjà dans la vallée (par exemple les deux moulins à bois et à grain, le battoir et le foulon installés sur l'île de l'Eau Noire au pied du Molard). Chaque famille peut remonter avec de bonnes chances de ne pas se tromper jusqu'à ces documents pour savoir qui habitait sa maison au début du XVIIIe siècle. On y peut faire aussi des découvertes, comme cette chapelle du Saint-Esprit construite dans l'angle de la Tourne derrière l'ancienne église, ou cet ensemble de maisons dominant Barberine non loin du Ran.

Comme on le voit, une entreprise du pouvoir royal piémontais, plus de cinquante ans avant la première annexion de la Savoie par la Révolution, aboutit à donner aux Vallorcins le moyen d'avoir une meilleure connaissance de leur passé, une raison supplémentaire de s'y intéresser et, comme le montrent les documents reproduits dans ce n° 2 d'E v'lya, de quoi alimenter la curiosité ou les recherches érudites.