REGARDS ANCIENS

Vallorcine en 1820

"Valorsine présente des deux côtés de la vallée un assez bel amphithéâtre, où l'on reconnaît la main de l'homme tout à la fois laborieux et simple. De distance en distance on voit sur la pente des montagnes et dans le bas de petits hameaux et des chaumières, qui annoncent qu'il y a là des mortels condamnés à subir la sentence d'un travail pénible. Avec un terrain froid, des glaciers alentour, peu de soleil, beaucoup de nuages, des avalanches qui chaque printemps emportent du terrain, des récoltes et quelquefois des maisons, et qui obligent à des déblais considérables, de quels biens peut-on jouir pour prix de ses peines! Qui voudrait s'isoler du monde entier, vivre dans une parfaite retraite, se contenter de lait et de pain d'avoine, rêver mélancoliquement sur les bords d'un ruisseau, se plaire au fracas de la foudre, éviter le bruit des chars et jusqu'à la vue de leurs moindres traces, peut trouver à Valorsine de quoi contenter ses goûts solitaires.

"Les plus riches, ou plutôt, les moins pauvres des habitans ont des maisons en pierres, dont les murs sont très-épais à cause des avalanches, et les fenêtres très-petites et ouvertes en abat-jours du côté du midi (...).

"J'ai vu avec grand plaisir une preuve de l'attachement des Valorsins à la Religion, dans la digue ingénieuse au moyen de laquelle ils préservent l'église du ravage que font ces avalanches. C'est un mur en forme de contre-garde, d'environ 12 pieds d'épaisseur, présentant le sommet de l'angle aux ravines; dans l'intérieur sont deux terrasses qui soutiennent le mur; et au-dessus est placé l'édifice. Ces gens-là sentent bien, s'ils ne savent pas s'en rendre pleinement raison, que la piété, en attirant les bénédictions de Dieu, est le palladium des sociétés; ils sentent que respecter le temple qui est le palais représentatif du Monarque de la terre et des cieux, la demeure du père de famille, le rendez-vous de ses enfans pour l'honorer et le bénir, pour se former à son amour et pour recevoir le pain de vie, c'est rester en union avec le Dieu de la vie, et se mettre sous sa protection et sur la ligne des bienfaits qui procèdent de l'ordre établi par la Sagesse Suprême. Quelle belle philosophie que celle de la foi! Elle lie le monde visible avec l'invisible, le temps avec l'éternité, la créature avec le Créateur; elle met la faiblesse sous le bouclier de la toute-puissance; elle finit par enchaîner le Génie du mal.

"Le besoin rend industrieux: ces pauvres gens ayant peu de récoltes pour suffire à leur subsistance pendant leurs longs hivers, ont trouvé le moyen de préserver les graines de l'atteinte des rats, en établissant des greniers isolés de terre, c'est-à-dire, supportés à la hauteur de deux ou trois pieds par des piliers, dont chacun est couronné d'une pierre plate très-large, tellement que les rats qui arrivent au haut de ces piliers ne peuvent aller plus loin. Voilà, me disais-je, un des points de la guerre entre l'homme et les animaux. Quel roi qui tire tout à lui, qui ne regarde qu'à son intérêt et à son plaisir, et qui tous les jours immole ses sujets à son appétit, et qui plus est, à ses passions désordonnées! Et quels sujets qui cherchent souvent à se soustraire à leur roi, qui même le méconnaissent, le dépouillent, et quelquefois le dévorent! C'est le désordre même. Je ne puis trop me le demander: serait-ce là l'état de création? (...)

"Au sortir du village de Valorsine commence la vallée de la Tête-Noire, ainsi nommée à cause de l'épaisseur des forêts, de la couleur noirâtre du roc dans plusieurs endroits, et de la profondeur du précipice au fond duquel va couler la rivière appelée l'Eau-Noire."

(Extrait de Promenades philosophiques et religieuses aux environs du Mont Blanc, par C.E.F. Moulinié, pasteur de l'église de Genève, 1820). Nous devons ce texte à l'obligeance de M. Boissonnas.