PHONETIQUE

Comment prononce-t-on
le féminin de Vallorcin?

Ce petit article n'a évidemment pas pour objet de dicter une prononciation ni de s'opposer à l'évolution de la langue. Il veut seulement rappeler comment on s'exprimait il y a encore peu de temps et suggérer que l'emploi de formes francisées et uniformisées n'est pas forcément préférable.

C'est un fait: nos anciens ont toujours dit un Vallorcin, une Vallorcin-ne, c'est-à-dire qu'à la finale du féminin ils prononçaient successivement deux sons distincts: la voyelle nasale in (comme dans sapin) et d'autre part la consonne nasale n, suivie d'un e muet (comme à la finale d'Amandine). On disait d'ailleurs de la même façon Barberin, Barberin-ne, ou Biollin, Biollin-ne.

S'agit-il d'une archaïque bizarrerie de notre vallée? C'est au contraire un fait de prononciation fréquent en Savoie. On le trouve par exemple dans des noms propres. Ainsi le nom de deux villages de Saint-Gervais se prononçait Bion-nay (on l'entend encore) et Bion-nassay. On le retrouve avec une troisième nasale dans le patronyme sallanchard Gannaz. Celui-ci est prononcé maintenant "à la monchu" Ga-na-ze, mais les membres de cette famille eux-mêmes prononçaient Gán-ne ou Gán-na (la finale muette après l'accent hésite entre a et e, comme on le voit dans la Fórcla ou Fórcle). D'ailleurs on disait à Vallorcine non pas Valaisan en trois syllabes, mais Valzan en deux, et au féminin Valzán-ne. On parle aussi d'une crétian-ne pour désigner une sotte -- et cela vient évidemment de crétian au sens sinon de crétin, du moins de bêta.

Si nous nous éloignons de nos vallées, nous pouvons trouver dans le livre de Dupraz sur le patois de Saxel le verbe ron-ner au sens de gronder, ou même de grogner pour un animal. Quant au chanoine Ratel, qui a étudié le patois de Saint-Martin-de-la-Porte, il signale l'adjectif in-noyé (qui signifie non pas ennuyé, mais triste) et la ron-no, c'est-à-dire la grenouille).

Cependant il ne s'agit pas non plus d'une spécificité des patois savoyards ou de l'ensemble du franco-provençal auquel ils appartiennent: la langue d'oïl, c'est-à-dire le français du Nord (pour simplifier) a connu ce stade de prononciation avant la dénasalisation (qui commence à la fin du XVIe siècle) (1).

C'est ainsi par exemple que s'explique l'orthographe des adverbes en -amment comme méchamment. Ils sont formés sur l'adjectif correspondant, ici méchant, dont le t était tombé, auquel on ajoute pour le transformer en adverbe le suffixe -ment (en latin -mente, signifiant d'une certaine manière). La prononciation ancienne était donc méchan-ment, soit la voyelle nasale an et la consonne nasale m (ce qui ne change rien au fond). Plus tard le an qui précède le m s'est dénasalisé et prononcé a simplement, d'où la prononciation actuelle (non conforme à l'orthographe) mécha-ment.

On connaît d'ailleurs le fameux passage des Femmes savantes de Molière où la servante Martine tancée par sa maîtresse Philaminte pour ses fautes de grammaire répond, indignée (acte II, scène 7): "Qui parle d'offenser grand-mère ni grand-père?" Cela prouve sinon que Philaminte prononçait à l'ancienne, du moins que Martine entend et dit une voyelle an, suivie de la consonne nasale m.

La dénasalisation s'est faite plus lentement dans la langue populaire ou dans certaines provinces. C'est ainsi que dans certaines régions du Midi on continue à dire (conformément à l'étymologie) une an-née, non une a-née. Au surplus, "le bon français de France" maintient cette prononciation dans certains cas comme en-nui, en-nuyer, et même s'enivrer ou s'enorgueillir, qu'il convient de prononcer comme s'ennuyer.

Voilà qui montre que le parler vallorcin n'est pas si étrange qu'il faille abandonner certains de ses traits. Nous pouvons légitimement, et cela évite la confusion avec le nom de la vallée, parler des Vallorcin-nes et des Vallorcins. A eux, bien sûr, de choisir leur façon de dire, celle des anciens ou non.

Michel Ancey

(1) Cf. l'Initiation à la phonétique historique du français, de F. de la Chaussée.