Les patronymes vallorcins

Si le nombre des noms de famille vallorcins reste constant à époque ancienne (une quinzaine), ils sont assez variables: pas de Semblanet par exemple, au 16e siècle, mais des Mollard et des Tournier. Pour établir la liste, j'ai choisi d'étudier des noms ayant figuré au moins trois siècles dans la vallée. Il y en a 13 attestés dans le dénombrement du Prieuré en 1561 (1) et que l'on retrouve au 18e siècle. Trois autres (Crot, Semblanet, Velet) n'apparaissent qu'au 17e siècle mais se trouvent auparavant dans une autre paroisse du Prieuré. Enfin j'ai ajouté à la liste Chamey, cité dans les tabelles de 1730 et qui a donné le Chamel de nos jours fréquent.

Aucun de ces noms n'est menacé d'extinction. Plus de Charlet au Couteray, mais beaucoup à Chamonix (c'était d'ailleurs le nom le plus courant dès 1561). On trouve aussi des Pache, des Semblanet dans le canton, des Roux à Saint Nicolas.

Ces noms sont d'ailleurs souvent répandus en France: les Ancey ne sont pas rares en Saône-et-Loire, les Bozon et surtout les Claret très nombreux hors de Savoie, sans parler des Charlet bien plus fréquents dans le Nord que chez nous, ou des Vellet de Genève, des Vouilloz de Finhaut ou des Ançay de Fully (cf. le Répertoire des noms de famille suisses). Cela est dû selon les cas à l'émigration ou à de simples homonymies.

Pour l'explication qui suit, j'ai adopté la répartition habituelle en quatre catégories.

 

Noms individuels ou prénoms

Aucune difficulté à expliquer Charlet, diminutif de Charles, issu de l'allemand Karl. Vouilloz ne pose pas non plus problème. Notons seulement que le z final (comme celui de Devillaz), bien qu'attesté au 16e siècle, est une simple fioriture et qu'il n'y a aucune raison de le prononcer, sauf pour faire "comme les étrangers". Les tabelles l'écrivent d'ailleurs Veuliod, Veuilliot, Veuillod, Vulliod; on trouve aussi plus tard Vuilloux ou Vullioux, remarquables variations qui montrent et la difficulté de transcrire la mouillure du l et même de noter la voyelle finale après l'accent. Cela dit, cette forme avec ses variations (et d'autres comme Vuillet) est un diminutif du prénom allemand Wilhelm qui donne en français Guillaume et d'autres diminutifs comme Guillet ou Guillot. Le sens originel évoque la volonté et la force.

Certains veulent expliquer Mermoud par la même origine. Ce patronyme est très fréquent en Savoie sous diverses formes comme Mermet, Mermoux ou Mermoz (graphie de 1561). Il faudrait y voir les dérivés Guilhermet ou Guilhermot eux-mêmes abrégés en Lhermet ou Lhermot et, par assimilation des consonnes, Mermet, Mermot, etc. Cependant on peut se demander si un même prénom a pu donner chez nous un ensemble aussi abondant (voir plus loin).

Quant à Ancey, beaucoup moins répandu à époque ancienne (une seule mention en 1561) que de nos jours, et dont la graphie flotte d'Ansaye (1561) aux Ansai ou Ansay des tabelles, c'est un nom à la fois obscur et susceptible de bien des hypothèses. Fenouillet (les Noms de famille en Savoie, 1893) l'explique par un nom latin Ancius que je n'ai pas retrouvé ailleurs. Solin-Salomies proposent un Antius et M. Th. Morlet cite Anseis et Anseisus, formés sur le radical germanique de la divinité païenne Ans (le prénom Ans-helm, le casque ou la force d'Ans, a la même origine).

D'autre part un manuscrit chamoniard de 1459 (cf. reproduction p. 17) relate le procès fait à "Henrietta, uxor Petri Onsesii", ce que Perrin (dans ses Documents relatifs au Prieuré, vol. 2) traduit par "Henriette, femme de Pierre Onsey", et Paul Payot (au Royaume du Mont-Blanc) y voit une "Henriette Ancey". Le rapprochement est tentant, mais est-il justifié? Anseisus cité plus haut (et attesté hors de Savoie) a pu donner, vu le flottement des nasales et par déplacement de l'yod, Onsesius, mais cette finale en -esius ne peut guère évoluer vers -aye ou -ey. Les clercs rédacteurs de l'acte de 1459 ont-ils latinisé à leur fantaisie la forme populaire? On ne peut l'affirmer, de même qu'on ne peut expliquer Ancey par l'Anseis beaucoup plus ancien, en l'absence de chaînons intermédiaires.

Dès lors, il paraît plus raisonnable de recourir à une explication en partie différente, en rapport avec le prénom Anselme précisément. La terminaison -helm, déjà vue, et qui se retrouve dans de nombreux prénoms (Anthelme, Ethelme, Sancelme) s'est affaiblie dans le cas de Wil-helm pour donner Vuillet ou Guillet (cf. plus haut). On peut faire le même rapprochement entre Sancelme et le toponyme Sancey dans le Doubs. Pourquoi ne pas voir dans Ancey (ou même Ansaye) une évolution analogue du prénom Anselme, d'ailleurs assez répandu en Savoie (cf. A. Gros, Dictionnaire des noms de lieu de Savoie, pp. 30 et 104)? Notons d'ailleurs que, sans citer Ancey, Dauzat n'exclut pas d'expliquer parfois Ancel de la façon que je viens de suggérer (Supplément, p. 606).

Pour Bozon (ou Boson), c'est un nom de personne très ancien, celui par exemple du roi de Bourgogne, beau-frère de Charles le chauve, mort en 887. Le terme est à l'origine formé sur la racine germanique de l'adjectif böse (méchant, malin). Naturellement le sens originel était sans doute complètement effacé quand on est passé du nom individuel au nom de famille. A noter d'ailleurs que dans le dénombrement de 1561 c'est la forme Bosson que l'on trouve (cf. aussi Bossoney), ce qui signifie épicéa en patois. Simple erreur de graphie? Certains considèrent d'autre part que Claret peut être un diminutif du nom de saint Clair, qu'il faut lui-même expliquer (voir plus loin).

 

Noms géographiques

La tradition à Vallorcine considère volontiers Berguerand comme l'un des plus anciens noms de la vallée. Cependant aucun auteur français ne l'explique ni même ne le signale. L'érudit valdôtain Berton, pour sa part, a fait un relevé des familiaires de la région de Courmayeur et il note à la Thuile plusieurs Bergairand. Il explique ce nom par la racine germanique Berg et traduit par montagnard, ce qui paraît vraisemblable. Le suffixe -and ou bien -rand est connu (la Frasse, lieu planté de frênes, donne le nom de famille Frasserand et le hameau près de Montroc). Les Berguerand (ou Bergairand, quasi-homonymie, à moins qu'il n'y ait eu immigration dans un sens ou dans l'autre) pourraient ainsi représenter ces montagnards germanophones du Haut-Valais, ces Theutonici auxquels la moitié de la Vallis Ursina est accordée dans la charte d'albergement de 1264. Signalons cependant que les tabelles, à côté de nombreux Berguerand, citent un Marguerand et plusieurs Margueron(d). Simples erreurs de graphie encore?

Quant à Ancey, le mystère s'épaissit si on fait le rapprochement (fort risqué) avec le village homonyme situé dans les environs de Dijon. Dauzat l'explique par un Antiacum dérivé du nom d'homme Antius. Les Ancey de Saône-et-Loire, s'ils ne descendent pas d'immigrés vallorcins, peuvent à la rigueur s'y référer; quant à nous, l'éloignement paraît l'interdire.

D'autres noms n'ont rien d'énigmatique. Les Dunant (ancienne orthographe de ce vieux nom vallorcin), peu nombreux à époque ancienne (trois feux en 1561, quatre dans les tabelles), tirent leur nom du hameau sis près du Nant de l'Aup (cf. E v'lya n° 1). Quant aux Devillaz, une explication analogue est plus douteuse: il y a en 1561 deux fois plus de Devilla à Vaudagne (6) qu'à Vallorcine (3). Même si cette famille est implantée depuis fort longtemps dans le hameau de la Villaz en particulier, on peut seulement dire de ce nom (qui prend dans les tabelles les formes Deviliat, Devilliat, Divilliat, et jamais de -az) qu'elle désigne à l'origine les habitants d'une "villa", maison paysanne ou ensemble de cette sorte (cf. E v'lya n° 2). De même, les Crot (ou Croux, ou Croz) ne sont pas les habitants originels du hameau sis dans un creux caractéristique (cf. E v'lya n° 2): ils n'arrivent à Vallorcine qu'au 17e siècle, et c'est d'ailleurs comme Ducrot un patronyme courant.

 

Noms de métier

Un seul nom vallorcin est assurément un nom de métier: Tournier (ou Tournis), qui signifie tourneur. C'est le nom le plus fréquent de la paroisse en 1561 (15 mentions contre 12 à Claret et 9 à Mermoz). A l'époque des tabelles, on le trouve encore, ainsi que le composé Claret-Tournier, mais il s'agit de propriétaires qui n'habitent plus la vallée -- et cela ne signifie pas que l'usage des tours de potier était fréquent avant d'être abandonné. Le sens premier du nom était sans doute bien oublié.

On m'a suggéré d'expliquer Burnet en rapport avec la fabrication des cheminées en bois, les bournes ou burnes, mais ce n'était pas un métier distinct de celui de menuisier, d'ailleurs pratiqué par tous, et il existe une explication plus simple. De même nous rejetterons l'étymologie qu'un service de Minitel indique pour Ancey, qui viendrait d'ancillus, serviteur. Ce terme a donné soit Ancel, soit, après vocalisation, Anceau; le reste est fantaisie. Je ne crois pas non plus à l'une des deux explications que Fenouillet et Cellard donnent pour Claret, dérivé de Clair qui se serait confondu avec clerc, homme d'église. Je proposerai plus loin une étymologie plus simple et plus plausible.

Reste le mystérieux Pache (on trouve aussi Page dans les tabelles, mais ce n'est sans doute qu'une graphie de hasard). Fenouillet est certain de son fait. Il nous renvoie à un nom latin Pactius (invérifiable) et traduit par notaire. Quant à Dauzat, plus prudent, il rappelle que le pache est en ancien français un pacte, un traité (cf. le verbe latin pangere, qui a aussi conduit au pach allemand); il ajoute "le sens du surnom est obscur." Comment peut-on en effet qualifier un homme à partir d'un terme abstrait? On peut cependant se demander s'il n'y aurait pas là une sorte de métonymie, procédé qui consiste à désigner une réalité par une autre ayant un rapport déterminé avec la première. Ici l'individu aurait été désigné par sa fonction, il se serait signalé par tel pacte conclu ou il aurait eu pour fonction d'en conclure; il s'agirait alors sinon d'un notaire, tout au moins d'un vendeur, d'un maquignon par exemple.

 

Surnoms

Revenons à des eaux plus tranquilles avec la catégorie des surnoms dont beaucoup sont faciles et courants; surtout Roux qui désigne à l'origine un individu reconnaissable à la couleur de ses cheveux. Ces caractérisations physiques se retrouvent aussi dans Claret, l'homme au teint clair (mais le latin clarus signifie aussi illustre; un Claret pourrait donc avoir été à l'origine un personnage célèbre) et dans Burnet (qui est initialement Brunet), l'homme aux cheveux bruns ou au teint sombre. C'est la forme Brunet que l'on trouve en 1561 et les tabelles hésitent entre les deux. Il y a là ce que l'on appelle une métathèse, une inversion de sons: c'est ainsi que le col de l'Encrenna était nommé par A. Charlet de Trélechamp le col d'Inkerna. Signalons enfin qu'il y avait une famille Blanc à Vallorcine au 16e siècle.

D'autre part, il n'est pas rare que les surnoms soient empruntés au monde animal. Un Velet, ou plus couramment Vellet, est ainsi nommé parce qu'on le compare pour son allure fantasque à un jeune veau. Quant au Chamey devenus Chamel, cet l final ne doit pas induire en erreur. Il faut expliquer le patronyme non en référence à camelus le chameau, mais à camox le chamois. Ce surnom a dû marquer à l'origine une ressemblance entre l'agilité d'un individu et celle de l'animal.

Revoici Mermoud, qui est très probablement un dérivé de merme, adjectif ancien issu du latin minimus, qui signifie très petit ou le plus petit. L'abondance même de ce nom dans nos régions, avec ses variantes, fait sans doute allusion à la petite taille fréquente de certains Savoyards, population plus robuste qu'élancée. Cependant le terme peut aussi désigner le plus jeune d'une famille, le mineur orphelin, etc. Ces raisons physiques ou sociales me font préférer cette explication à la première.

Il ne reste plus que le nom "bien de chez nous" des Semblanet, qu'aucun dictionnaire n'explique ni ne mentionne. Le plus raisonnable serait sans doute d'avouer son impuissance. Je vais quand même risquer une hypothèse, en partant du suffixe -net ou -nay(e), fréquent dans nos régions (cf. Bossoney, de Bosson, ou Jordanay, en face de Jordan). Cela nous conduit à une forme simple Semblant, non attestée comme patronyme, je le reconnais, mais peut-être n'est-il pas absurde d'en tirer un sobriquet Semblanet, qui aurait désigné à l'origine un individu aimant à faire semblant, soit pour dissimuler sa pensée, soit pour plaisanter. Ce n'est qu'une suggestion.

En tout cas, l'ensemble des noms vallorcins est, comme on l'a vu, fort divers d'origine et va du plus facile à expliquer au plus énigmatique. J'ai fait le tour des explications connues et proposé quelques hypothèses. Le dossier n'est pas clos.

Michel Ancey

(1) Je me suis référé aux travaux de Maurice Gay des Pèlerins, que je remercie pour ses informations érudites.