REGARDS ANCIENS

Quand Michelet chantait
le mélèze et l'arolle

On sait que Jules Michelet (1798-1874) est l'un des plus grands historiens de la Première République dont nous rappelons ici le bicentenaire, à l'occasion de celui de l'entrée de Vallorcine en France (pp. 8 à 12). Qu'on voie en cet auteur un analyste partial ou un savant doublé d'un homme de conviction, nul ne nie ses qualités de style. On ignore souvent que, privé de sa chaire par Napoléon III, il s'est orienté vers des travaux de sciences naturelles qui l'ont conduit à publier entre autres la Montagne en 1868. Il y évoque "la grandeur de la scène" découverte de Sallanches, "la beauté charmante" qui lui "a été au coeur" de Saint Gervais où il séjourne; quant à la vallée de Chamonix, c'est pour lui "une lugubre impasse entre la forcla du Prarion et la forcla de Tête Noire".

Nous proposons à nos lecteurs des extraits d'un chapitre où il montre à la fois une passion romantique pour les arbres les plus nobles de nos montagnes et une préoccupation toute moderne à l'égard des dangers qui les menacent.

 

Décadence de l'arbre et de l'homme. Deux arbres admirables ont fait la vie de la contrée, l'héroïque et robuste arolle, qui, laissé à lui-même, durerait presque éternellement, -- le souriant mélèze, renouvelé sans cesse, et qui, verdissant chaque année, simule la jeunesse éternelle.

Tous deux entretenus, dans ces lieux si sévères, par un miracle de nature qui demande à être expliqué. La chaleur et la vie sont chez eux concentrées, gardées, défendues, closes impénétrablement d'un habit intérieur qui vaut une maison, qui, au plus âpre hiver, leur conserve le home. Cette défense est la résine.

 

Le mélèze. La plus fine résine entre toutes est celle du mélèze, c'est ce qu'on nomme la térébenthine de Venise, substance étonnamment subtile, pénétrante, on sait à quel point. Un atome introduit dans tout organisme vivant, pénètre à l'instant même, traverse tout le cours de la circulation.

Quel usage en tout art on fait de ces résines! Tout peintre en a besoin. Et le musicien même s'en sert pour l'instrument à cordes, par elles fait vibrer son archet. Mais l'arbre n'est-il pas un instrument lui-même? On est surpris de voir, dans la froide Engadine, le mélèze offrir au dedans ces chaudes teintes qui rendent le violon si agréable aux coloristes. Commes les fleurs des Alpes, il boit la lumière vive, y prend ce beau ton rouge que l'on croirait un jeune sang.

Il aspire ces couleurs par quantité de feuilles rayonnantes en faisceau d'aiguilles, plus semblables encore au polype qui, autour de lui, cherche et quête de ses petits bras. Point de gros rameaux qui l'épuisent, mais une bonne forte racine avec laquelle il plonge dans son sol favori, le micaschiste, dont les feuillets brillants sont autant de miroirs, excellents réflecteurs de chaleur, de lumière.

Pour ses graines, il est sage. Quoique mûres à l'automne, il les retient, les garde, ne les hasarde qu'au printemps. Avec ce gage d'avenir, fermé et concentré, abandonnant au vent des feuilles désormais inutiles, il plie tant que le vent le tourmente, siffle, flagellé de l'hiver. Ses rameaux, dépouillés et donnant peu de prise, vont, viennent, résistent d'autant mieux qu'ils ne résistent pas du tout.

Bien loin de s'épuiser en refaisant ses feuilles, il se produit en elles des milliers de nourrices, qui augmentent sa sève et sa vie. Il semble alors tout jeune, étranger au pays, l'enfant d'une terre plus heureuse. Son compagnon, l'arolle, si grave et immuable, ne le reconnaît plus, le regarde du fond de son antiquité.

Il est l'espoir, la joie de la montagne. Il travaille sans cesse à refaire la forêt. Mais plus il fait, plus on demande. Il est le serviteur des mille besoins de la contrée. Qui donne ces lambris? Le mélèze. Qui fait ces nobles granges d'effet si imposant? C'est le mélèze encore. Son beau bois odorant, digne des plus hauts arts, est très-prodiguement immolé au foyer.

Notez que la nature lui est parfois très-rude. Tout gaillard qu'il paraît, vaillant contre l'hiver, au printemps il est vulnérable. Sa sève délicate qui monte alors, craint fort un coup de froid. Cela ne manque guère aux mélèzes hasardeux qui vont jusqu'au glacier, sous l'aigre vent subtil. On les voit misérables, d'effrayante maigreur, ne pouvant vivre ni mourir.

 

L'arolle. En allant au glacier, l'effet est saisissant. Toute vie peu à peu diminue. Les grands arbres se font petits, pour vivre encore, humbles et faibles taillis. Le bouleau du grand Nord, de la Russie, lui-même, cet ami des frimas, devant l'Esprit sauvage, la férocité du glacier, a peur, et se fait nain. Au bord on voit l'arolle, dans sa plus grande taille, dans sa complète vie, intacte, inaltérée.

En le voyant si fort sur le rocher stérile, on se demande de quoi il nourrit cette force. Quelques poussières sans doute des débris du glacier doivent l'alimenter, mais surtout la lumière.

Lumière! vie éthérée! sublime nourriture! Elle fait la noblesse de ces hauts habitants des Alpes. Ceux d'en bas, nourris de la terre, et des dons variables que leur fait le nuage, sont dans une humble dépendance. Aux cimes où la nue n'atteint pas, où le sol n'est plus que granit, la lumière plus égale, vive, intense, supplée l'aliment inférieur.

De là l'éclat étrange de cette flore toute solaire. De là la singulière finesse du mélèze, et plus haut encore la souveraineté de l'arolle, qui règne où rien ne vit, triomphe, où tout finit, et qui clôt la nature.

Est-ce à dire qu'il soit insensible? Ses feuilles, dures d'apparence et délicates au fond, sentent fort bien la morsure du givre. On le voit à leurs teintes fauves, qu'on s'attend peu à trouver là. Ce prince de l'hiver, en ces chaudes lueurs, est beau de ses souffrances et du calme puissant qu'il conserve en-dessous.

Son dictame intérieur, sa tenace résine, le guérit, le défend. Elle lui constitue une éternité relative.

Ayant les siècles à lui, il ne se hâte pas. Il fait peu, il fait bien. Lentement il travaille son admirable bois, l'amène à la perfection. Pour qu'il ait sa croissance, il ne faut que mille ans.

C'est un crime de blesser l'arolle. Il est le seul des arbres qu'on ne refait jamais.

Qui plantera celui qui n'atteint qu'en cent ans la grosseur du poignet de l'homme? Dans notre époque utilitaire, pressée, qui songera aux générations à venir?

Mais d'autre part, on cherchera en vain à remplacer l'arolle. En vain on essayera du léger bouleau (de peu d'âme), et d'autres pauvres bois du Nord. Ils sont tous impuissants à rester là. Le glacier les réduit à l'état d'avortons, de nains. Mais le soleil surtout leur est mortel, terrible; il peut, à certain jour, les anéantir d'un regard.

L'arolle, contre les deux, le trait aigu du froid, le foudroyant soleil, luttait et tenait bon. Il a été, depuis que les Alpes sont Alpes, gardien de la montagne contre les deux destructions.

Le malheur de l'arolle est celui des héros. Si fort contre les coups du sort, traversant une vie si dure d'épreuves et de combats, il garde le coeur tendre. Il est attaquable au dedans. Son bois agréable, odorant, d'un tissu fin, égal, a ce grave malheur de n'avoir nul défaut, de se travailler aisément. On le coupe sans peine, et on le sculpte, comme on veut.

Lui vivant, la contrée se soutient, vit encore. Lui mourant, elle meurt, dépérit peu à peu, et le dernier coupé, disparaîtra le dernier homme.