VIE DES VALLORCINS D'AUTREFOIS

La "vallée aux ours"

Quand on dit "Vallorcine", on parle d'ours, puisque le nom Vallis ursina (= Vallée aux ours) est officiellement mentionné dès 1264 dans la charte d'albergement (cf. E v'lya n° 4, p 16). Par là-même, nous voyons que l'orthographe correcte devrait être Vallorsine.

Ces ours, qui donnent leur nom à la vallée, ne sont absolument pas des produits de l'imagination. On lit en effet, dans l'acte notarié du 8 mai 1272 par lequel Richard, le prieur de Chamonix, nomme Thomas de Bagne premier curé de Vallorcine, qu'il continue à se réserver une épaule de tous les ours tués dans la vallée. On peut lire aux lignes 16 et 17 de la reproduction ci-dessous: "Item sciendum est quod dignus Thomas in humeribus ursorum qui caperentur in dicta valle nihil debet habere", c'est-à-dire: "De même, il est à savoir que le digne Thomas ne doit rien avoir des épaules d'ours qui seraient tués dans la dite vallée."

Vallorcine, naturellement, n'a pas le monopole de cet animal et, dans toutes nos Alpes du nord, la toponymie témoigne de sa présence. Depuis les temps les plus reculés, des villages portent les noms d'Orcières (près de Martigny), d'Orcières-Merlette (Hautes-Alpes), d'Orcier (près de Thonon). Il y a la combe de Varlossière, près de Belleville, dont le nom original était Vallorsière. Un lieu-dit de Saint-Gervais s'appelle Orsin. Quant aux Contamines, on y trouve "la Côte à l'ours" et "la Pierre à l'ours". Enfin, au-dessus de Vallorcine, et sur le territoire même de la commune (à plus de 2 000 m d'altitude; voir carte page suivante), l'existence de ce voisin bourru est encore soulignée par le "Creux à l'ours".

Les siècles passent, et les ours sont toujours dans les parages: lorsque Bacler d'Albe (1761-1824), artiste français installé à Sallanches et l'un des premiers à avoir choisi comme champ d'activité la région du Mont Blanc, représente sa "Cascade de Val-Orsina" (celle de Barberine ou celle de Bérard?), il n'oublie pas d'y faire figurer un ours, évidemment en tant qu'hôte caractéristique du pays (voir la gravure reproduite en haut de la page suivante).

On le chasse, ce plantigrade, ce bel ours brun, "ursus arctos", pour sa viande, pour sa fourrure, pour sa graisse (appelée le "sain"), si prisée comme remède contre la goutte et les rhumatismes -- et même contre la calvitie! On le capture aussi, on lui apprend à danser, on l'exhibe sur les places ou dans les cirques.

Mais on défriche des forêts, on construit des routes, la chasse continue. Les ours sont décimés, leur territoire se restreint. Ils se retirent où ils peuvent, et finissent par disparaître. On en signale encore au Salève en 1821, dans le Valais en 1836, dans le haut Chablais, le Queyras, l'Oisans vers 1848, dans la Chartreuse en 1850, le Jura genevois en 1851, dans les Ecrins et le Diois en 1875, dans le massif du Mont Blanc en 1885. Les derniers massifs alpins à l'accueillir sont les Bauges (1902), les Grisons et le Tessin (1904), la Vanoise (1921), le Vercors (1949). D'ailleurs, il s'agit plus vraisemblablement d'animaux de passage que d'hôtes permanents. Le dernier ours tué dans les Alpes françaises a été abattu en 1929, à Montgellafrey, dans le massif de Belledonne.

Bref, peu à peu, les ours quittent les Alpes. Il en demeure encore quelques-uns en Italie, dans les Alpes du Trentin, et d'autre part dans les Abruzzes; leur nombre, difficile à déterminer, est évalué entre 45 et 100.

Ils se maintiennent mieux dans les Pyrénées, françaises et espagnoles, ainsi que dans les monts cantabriques (de 120 à 160). On songe maintenant -- un peu tard peut-être -- à les protéger (en France, depuis 1962, l'ours ne peut plus être chassé, et il bénéficie d'un plan de sauvegarde), voire à les réintroduire.

Serait-il possible que nous revoyions des ours dans nos régions, en acceptant de les protéger dans des réserves naturelles? Les études menées sur ce sujet semblent très négatives en ce qui concerne le massif du Mont Blanc: l'ours, grand marcheur, a besoin de beaucoup de place pour établir son domaine. Il lui faut des forêts pour s'approvisionner en baies, en champignons, en graminées, en insectes, en larves, en miel -- toutes denrées qu'il consomme avec autant de délectation, sinon plus, que les nourritures carnées. Il lui faut encore des rivières pour boire et se baigner, des creux (des "reposées") pour y dormir, des abris naturels (grottes, creux de rochers) pour hiberner. Enfin, il a besoin de calme pour vivre et se reproduire. Or chez nous, dans les Alpes, on trouve partout ou presque des routes, des téléphériques, des remontées mécaniques, des avions et des hélicoptères.

Nous voyons donc que, même si l'ours fait maintenant partie du passé, sa présence a été bien réelle: il a bien habité nos régions, il a compté dans la vie de nos ancêtres. En tout cas, nous le savons bien, un Vallorcin, même émigré à Paris ou ailleurs, reste souvent traité d'"ours", en référence à son pays d'origine.

Sans aucun doute, l'ours a fait travailler l'imaginaire des Anciens, comme en témoignent la littérature populaire (1) ainsi que, peut-être, le nom de Saint Ours, patron de la vallée d'Aoste.

Qu'en a-t-il été à Vallorcine? Peut-être y a-t-il eu des légendes, des chansons? Voilà un thème de recherche pour notre association. En attendant les trouvailles relatives à ce bel animal, félicitons-nous que, par son nom tellement significatif, notre vallée conserve sa mémoire.

Yvette et Françoise Ancey

(1) On pourra par exemple se reporter au conte de Jean de l'Ours, cité par A. Van Gennep dans la Savoie vue par les écrivains et les artistes, p. 31.

Erratum. Dans notre numéro 5, la légende de la troisième photo illustrant cette rubrique (p. 17) est erronée: Venance est à droite, Adolphe à gauche.