HISTOIRE DE LA COMMUNE
Rappelons tout d'abord les faits tels que la mémoire collective les a enregistrés à partir des récits des contemporains.
L'année scolaire 1909-1910 touchait à sa fin (tous les enfants concernés figurent d'ailleurs sur la photographie que nous avons reproduite dans notre n° 3, p. 10). Trois écoliers du Plan d'Envers, Marc Chamel, Anatole Berguerand et Georges Bozon, sans doute accompagnés de Marius Ancey des Plans, découvrirent dans une cabane d'entreprise mal fermée des bâtons d'explosifs qu'ils prirent pour des saucisses. Ils revinrent le soir après la classe pour profiter de l'aubaine en les faisant griller avant de les manger.
Georges Bozon fut tué sur le coup par l'explosion qui en résulta, en même temps qu'Anatole Berguerand. Quant au petit Firmin Berguerand, qui avait accompagné son aîné, il fut grièvement blessé. On connut l'enchaînement des événements par ce dernier, par le témoignage de Marc Chamel (qui échappa à la catastrophe parce que ses parents l'avaient envoyé faire un travail à leur écurie des Parts), et par celui de Marius Ancey. Ce dernier dut d'être indemne à une punition infligée par son maître M. Coutin, qui le retint à l'école. On raconte d'ailleurs que sa mère, "la Philomène", alla embrasser l'instituteur pour le remercier de cette sévérité salutaire.
Etudions maintenant la façon dont l'événement fut relaté par la presse de l'époque.
Le catalogue établi par les archives d'Annecy ne fait pas mention d'un quotidien relatif à notre région cette année-là, mais les hebdomadaires sont étonnamment nombreux. Une dizaine d'entre eux présentent des lacunes dans la période correspondante. Il aurait été intéressant de lire par exemple le Travailleur savoyard, l'Echo du Faucigny, le Mont-Blanc républicain et surtout le Chamonix journal. Il n'est pas sûr cependant que les exemplaires manquants nous auraient beaucoup apporté: les articles que nous avons pu repérer dans neuf publications différentes sont fort semblables entre eux.
Certes, les titres révèlent des sensibilités bien différentes: le Réveil du Faucigny parle d'un "épouvantable accident" tandis que le Savoyard de Paris se contente de titrer "Explosion de cheddite" (la cheddite était la dynamite fabriquée dans l'usine de Chedde, commune de Passy), comme s'il n'y avait pas eu de victimes. Sans doute faut-il noter aussi que certains journaux ne sont pas soucieux de fournir à leurs lecteurs les nouvelles les plus récentes. Ainsi, bien que l'Allobroge ait écrit dès le samedi 9 juillet que le docteur Servettaz espérait pouvoir sauver la jambe de Firmin Berguerand dont l'amputation avait d'abord été prévue, la Croix de Haute-Savoie et le Progrès de la Haute-Savoie, hebdomadaires paraissant le dimanche, affirment encore le 10 que l'amputation est nécessaire.
Ces variations mises à part, qu'il s'agisse des Alpes, du Journal français ("organe des colonies françaises de Suisse"), du Messager agricole, du Républicain savoyard ou des autres publications déjà évoquées, c'est avec plus ou moins de détails le même récit qui est proposé.
C'est le Progrès qui est le plus précis: l'accident a eu lieu "à proximité des chantiers Miniggio et Catella, entrepreneurs de la ligne électrique de Chamonix à Martigny" (il s'agit en fait de la prolongation du chemin de fer depuis Vallorcine, où il a été ouvert au trafic en 1908 [voir photographie de couverture], jusqu'au Châtelard), et cela "dans un hangar (nom pompeux donné à la cabane dont nous avons parlé au début) situé près de la gare internationale".
La suite, reprise telle quelle par tous les autres titres, n'est pas plausible: les trois petits garçons en s'amusant auraient "marché sur une cartouche de cheddite" oubliée dans le dit hangar. L'Allobroge va jusqu'à indiquer que c'est le Parquet de Bonneville qui, transporté sur les lieux, aurait établi cette version des faits.
Cela amena Louis Claret, adjoint au maire, à demander à ce journal d'insérer une rectification, qui fut publiée quinze jours plus tard, avec le récit des funérailles. Nous la reproduisons telle quelle, en rappelant que Louis Claret (dont nous avons fait le portrait l'an dernier) était l'oncle des enfants Berguerand et que les fantaisies de la presse lui étaient d'autant plus pénibles.
"Vallorcine, le 10 juillet 1910.
"Monsieur le Directeur de l'Allobroge,
"J'ai l'honneur de vous prier de bien vouloir insérer dans votre prochain numéro la rectification ci-après, à l'article intitulé "accident mortel".
"Le Parquet de Bonneville n'a pu établir qu'un des enfants victimes avait marché sur une cartouche de dynamite oubliée, puisque M. Miniggio, propriétaire du hangar, a déclaré avoir connaissance que ces explosifs y étaient et qu'il les avait dans l'intention de s'en servir, et qu'après l'explosion, l'on a ramassé plus de 3 kilos de cette marchandise."
Dans le même numéro du 23 juillet 1910, on trouve les remerciements de Maurice Bozon, propriétaire du café des Voyageurs, et d'Alcide Berguerand "pour toutes les personnes qui ont pris part à leur douleur". Alcide Berguerand, "poseur au P.L.M., adresse ses remerciements les plus cordiaux à ses camarades et employés du P.L.M. qui, par une souscription, ont bien voulu lui venir en aide pour payer les frais d'hospitalisation de son fils Firmin à Genève, prouvant ainsi l'esprit de solidarité et d'affection qui règne parmi eux."
Voici enfin, dans le même numéro, le récit intégral des obsèques.
"NÉCROLOGIE
"On nous écrit de Vallorcine:
"Mercredi, 6 juillet, à 2 heures de l'après-midi, a eu lieu à Vallorcines l'inhumation des deux enfants, victimes de l'explosion de dynamite que l'on connaît. Malgré la pluie et le vent qui faisaient rage, toute la population de Vallorcines et une foule énorme venue de tous les points de la région accompagnaient jusqu'à leur dernière demeure ces deux innocents. De nombreuses couronnes ont été offertes par les élèves des trois écoles, M. Coutin, Instituteur des victimes, les employés de la gare, du service de la voie, la société du Sou des Ecoles, les parents et des amis. La Fanfare de Vallorcine "L'écho du Buet" assistait en corps, ne pouvant jouer, vu le mauvais temps extraordinaire.
"Devant la fosse qui renfermait les deux cercueils, M. Coutin a adressé quelques paroles émues à ses deux élèves qui venaient de le quitter si brusquement. Après avoir rappelé brièvement leur passage à l'école, apprécié leurs qualités d'élèves et montré combien ils étaient aimants et aimés, il leur a adressé un dernier adieu au nom de leurs parents désolés, de leurs camarades, des employés du P.-L.-M. et de tous leurs nombreux amis présents; puis il a flétri l'incurie qui a été la cause d'un si épouvantable malheur et a fait espérer que cette négligence coupable sera punie aussi sévèrement qu'elle le mérite.
"La foule s'est retirée douloureusement impressionnée."