VIE DES VALLORCINS D'AUTREFOIS

Les poseurs,
cantonniers du chemin de fer

Marc Burnet, qui travailla à la brigade de Vallorcine de 1956 à 1976, raconte en quoi consistait alors son métier, qui fut aussi celui de nombreux Vallorcins depuis l'arrivée du train dans la vallée, en 1908 (voir E v'lya n° 3, p. 14).

 

Initialement, les poseurs de Vallorcine n'avaient en charge les voies du "train d'en haut" qu'à partir du temple d'Argentière. A mon époque, la brigade de Vallorcine entretenait 11 km de la ligne de la gare des Tines jusqu'au pont du Tacul au-delà de la gare. Le reste de la partie française, de ce pont à la frontière du Châtelard, était et demeure entretenu par les cheminots suisses, mais avec du matériel fourni par la S.N.C.F.

La brigade comportait sept ou huit poseurs, lesquels étaient formés sur le tas, sauf les chef et sous-chef poseurs, qui devaient aller suivre des cours de perfectionnement à Dijon-Porte-Neuve.

 

Les travaux d'hiver

Dès les premières chutes de neige et jusqu'à la fin de l'hiver, il fallait procéder au dégagement des aiguillages enrayés, de toutes les voies (en gare et au long du parcours), ainsi que des quais. Il fallait aussi débarrasser chaque côté après le passage du chasse-neige dit "le pointu" et cela sur plus d'un mètre de large. On se servait bien sûr de la pelle, mais parfois aussi de la pioche pour les entrevoies, entre les rails de roulement d'une part, entre ces derniers et le rail électrique d'autre part.

Lorsque les avalanches traversaient les voies, il fallait éliminer la neige dont la hauteur était parfois telle qu'il fallait jusqu'à trois pelleurs (pelleteurs) pour atteindre le niveau des rails et les dégager. Le pelleur du bas jetait un bloc de neige au pelleur intermédiaire, qui le reprenait et le lançait au pelleur supérieur, qui l'éjectait hors de la tranchée. Ces travaux étaient d'ailleurs urgents: les trains devaient circuler par tous les temps. Par chance, et du fait des paravalanches installés dans les années 1930 entre les Tines et Montroc, aucun train n'a jamais été pris par une coulée de neige.

Cependant, les déraillements étaient fréquents en période de fortes chutes de neige. Cela était causé par le durcissement des entrevoies. Le travail des poseurs consistait alors à dégager à la pelle le train sur toute sa longueur. On se servait ensuite d'un cric hydraulique modifié (par les mécaniciens du dépôt du Fayet) pour soulever le train et le remettre sur ses rails. Souvent, il déraillait un peu plus loin, et on recommençait le travail autant de fois que nécessaire, même sous les couloirs d'avalanches.

Par tous les temps, il fallait être à son poste et à l'heure. Quand les trains étaient bloqués du côté d'Argentière, il fallait s'y rendre à pied ou à skis, et on rentrait de même le soir. Imaginez l'inquiétude des familles.

Chose anormale: les poseurs qui travaillaient dehors par tous les temps n'avaient pas droit aux boissons chaudes; elles étaient réservées aux roulants dans leur cabine. A la suite de multiples réclamations, les choses se sont heureusement améliorées.

 

Le tunnel

Rappelons (voir E v'lya n° 3, p. 14) que le train évite le col des Montets par un tunnel long d'environ 2 km.

En hiver, il fallait y casser la glace sur les rails de roulement, ainsi que les "chandelles" (ou glaçons) qui se formaient à partir de la voûte et que le train risquait d'accrocher.

Quand le déneigement était au moins momentanément terminé, commençait alors l'entretien des voies dans le tunnel. Il fallait procéder au démontage des joints de roulement, à leur nettoyage, au mesurage des rails et des portées d'éclissage avec rectification de l'usure et rattrapage des jeux, au graissage, au remontage, au serrage des tire-fond, traverse après traverse, et cela sur la longueur totale du tunnel. Une partie de ces travaux s'effectuait à genoux, sans gants, et cela alors même que le nouveau matériel (les voitures rouges) était équipé de W.C.

L'opération de serrage était particulièrement dure. Après quelques heures, des ampoules se formaient dans les mains, puis éclataient, mais il fallait continuer malgré le sang qui coulait. Au bout de quelques jours, la peau durcissait pour faire place à des espèces de durillons.

En période de très mauvais temps, les roulants qui montaient du Fayet avaient coutume de dire: "Il faut arriver dans le secteur de Vallorcine pour voir quelqu'un sur la voie."

 

Les travaux du printemps à l'automne

Dès la fin de l'hiver, il fallait tailler les arbres en bordure des quais et sur les avenues des gares.

Ensuite venait le moment de "saboter" les traverses neuves destinées au remplacement de celles qu'il fallait changer. Ce travail consistait à les entailler en fonction de l'inclinaison du rail vers l'intérieur, de façon qu'elles puissent recevoir les selles porteuses. Il fallait d'autre part les percer à l'écartement exact de la voie.

Une fois la période de gel terminée, il fallait procéder au serrage hors du tunnel. Puis venait le nivellement des parties de voies qui n'étaient pas à renouveler. Il s'agissait de rechercher les bosses ou points hauts; les creux étaient relevés et inscrits en millimètres sur les traverses, l'une après l'autre, à l'aide d'un viseur et d'une règle graduée. Les traverses étaient dégarnies à leur partie haute et, à l'aide d'une pelle souffleuse, puis d'une pelle doseuse, on introduisait du gravillon par dessous afin de combler l'écart en millimètres indiqué. Il fallait pour cela avoir un coup d'oeil précis.

On devait aussi rechercher les danseuses, c'est-à-dire les traverses peu stables reposant sur de la terre, susceptibles d'être ravinées par les intempéries. Pour cela, il convenait de frapper sur l'extrémité de la traverse à l'aide d'une "canne à boule"; on parvenait à évaluer le vide en se fiant uniquement au son rendu par le coup de canne. Ce repérage s'ajoutait au relevé du viseur.

Toutes les rectifications opérées, le train pouvait rouler sur une voie parfaitement nivelée.

Autre travail: dresser la voie, ou aligner les rails à l'aide de pinces à riper. On utilisait un cordeau de 20 m tendu bien droit. La distance du cordeau au bord intérieur du rail (ou champignon) devait être de 20 mm. On déplaçait légèrement le rail en sorte que cette distance soit exactement la même sur toute la longueur en ligne droite.

En courbe, c'était plus compliqué. On utilisait le système dit des trois flèches, c'est-à-dire trois repères qu'on additionnait pour en faire ensuite la moyenne.

Restait la tâche la plus importante, le renouvellement, c'est-à-dire la réfection de tout ce qui était usé (rails, traverses, tire-fond, etc.), par cycle annuel, sur une longueur de 2 km. La zone était repérée au cours du serrage des tire-fond. Ceux qui tournaient aux deux tiers de la traverse étaient marqués en rouge, ainsi que les traverses pourries. On relevait sur un cahier spécial tout le matériel à remplacer, le nombre des tire-fond, des boulons d'éclissage, d'éclisses, de boulons de selle-arrêt. On envoyait ce cahier à Chamonix, au district, qui se chargeait de la commande du matériel pour l'année suivante.

Au cours du renouvellement, on dégageait à la pelle et à la pioche les traverses défectueuses. Les pourries étaient remplacées, celles qui paraissaient encore en bon état étaient réparées (bouchage des anciens trous avec des chevilles, perçage de nouveaux trous aux cotes exactes de l'écartement de la voie), puis remises en place. Les portées d'éclissage étaient démontées, mesurées, graissées, puis remontées ou remplacées par du matériel neuf; il en allait de même pour les boulons et les éclisses.

Parfois il fallait faire du tirage de long, c'est-à-dire égaliser l'écartement du jeu des rails. Quand les joints de dilatation étaient inexistants ou au contraire trop importants, les rails étaient déplacés en longueur dans le sens du roulement et remis à la bonne cote de dilatation. On opérait le contrôle avec deux instruments, un thermomètre et une règle graduée.

Il arrivait aussi qu'un rail se casse. Pour le remplacer, il fallait en transporter un nouveau, soit avec un train de service, soit avec un wagonnet Laury tiré ou poussé par les poseurs. Un rail mesure 12 m, mais il peut être coupé de quelques centimètres pour faciliter la pose et s'adapter aux courbes. Il pèse 360 kg et il fallait normalement six poseurs pour le mettre en place, mais le personnel n'était pas toujours en nombre suffisant et il est arrivé exceptionnellement, en cas d'urgence, que deux poseurs seulement soient disponibles pour remplacer un rail cassé. Cela entraînait soit des réparations de fortune, soit des manoeuvres compliquées et physiquement pénibles et risquées.

D'ailleurs, si le remplacement d'un rail était rendu difficile l'hiver par la neige et le froid, l'été posait aussi des problèmes: un rail exposé au soleil pouvait atteindre des températures très élevées (jusqu'à 70 °).

On devait d'autre part désherber la voie et ses abords à la pioche et à la main. Puis venait le curage des caniveaux, le fauchage des talus et des voies de garage.

En cas de travaux importants, deux poseurs, un de chaque côté, surveillaient pour annoncer à leurs camarades, à l'aide d'une trompe, le passage des trains. Ils devaient se tenir assez près de la brigade et assez loin pour voir les trains à temps. On les appelait "les protecteurs". Dans les autres cas, un homme, tout en travaillant avec les autres, était plus particulièrement chargé de cette surveillance.

Enfin, le bûcheronnage des arbres dans les talus pentus se pratiquait en automne.

 

Activités particulières

A la fin de chaque semaine et toute l'année, le chef ou le sous-chef faisait la tournée des onze kilomètres de voie pour repérer toute anomalie éventuelle, comme des déformations de voie, des chutes de rocher ou d'arbres. Il y avait à cet effet dans une boîte fixée sur un poteau au Tacul et aux Tines un carnet qu'il devait signer le matin et le soir.

En cours d'année, lorsque son travail était suffisamment avancé, la brigade de Vallorcine devait aller prêter main-forte à celles d'en bas (de mauvaises langues disaient qu'elles ne disposaient pas toujours d'un mètre mais qu'elles ne manquaient jamais d'un tire-bouchon).

Le remplacement des garde-barrières faisait aussi partie des attributions des poseurs. Cela pouvait durer de huit à dix jours. Faire cela au Plan d'Envers au lieu du travail ordinaire ne posait pas problème, mais garder la barrière de la gare de Montroc vous empêchait de rentrer à la maison pour manger, ou même vous forçait à y passer la nuit en hiver.

Petit avantage: on faisait aux poseurs "la faveur" de faucher et de ramasser le foin des talus et d'y mener pâturer les vaches.

Quand un poseur prenait sa retraite, une petite fête était organisée au siège du district, avec remise de cadeaux et arrosages copieux.

Marc Burnet