Les élections de 1896

Il nous manque de nombreux éléments pour analyser exactement le scrutin municipal de mai 1896: le nombre précis des électeurs et celui des votants, les déclarations de candidature (à supposer qu'il y en ait eu) et la liste des non-élus.

Nous savons qu'il y avait 180 inscrits en 1906. Vu la baisse de la démographie, on peut considérer qu'il y en avait cinq à dix de plus dix ans plus tôt. Quant aux votants, ils devaient être environ 140, le dernier élu du premier tour obtenant la majorité absolue avec 73 voix.

Quoi qu'il en soit, les résultats sont en eux-mêmes intéressants. Six conseillers seulement passent au premier tour, avec un assez gros écart du premier (116 voix) au sixième (73 voix).

Au second tour, surprise! Les mieux élus obtiennent plus de suffrages que les mieux élus du premier tour. Y a-t-il eu un renouvellement de l'opinion ou des candidatures nouvelles? On ne sait. Quant à l'écart entre le septième élu et le douzième, il va du double au simple (131 à 66).

Ces résultats fort contrastés entre les tours et les élus donnent à penser que le scrutin ne s'est pas déroulé dans le calme, comme la suite le confirmera.

Cependant le conseil est apparemment assez homogène. Tous les élus ont la même profession: ils sont désignés comme cultivateurs, même Maurice Chamel, le propriétaire de l'hôtel du Buet, et qui plus tard sera justement attaqué comme hôtelier. Plus important: on ne trouve dans la liste aucun sortant. On peut donc penser que les conflits ne seront pas directement liés au passé. Enfin, à part un conseiller de cinquante-huit ans, on trouve cinq quadragénaires, cinq hommes de trente ans, et le plus jeune n'en a que vingt-neuf, soit une moyenne d'un peu moins de quarante ans. Pourtant cette équipe toute nouvelle, et plutôt jeune surtout pour l'époque, est loin d'être soudée.

Le conflit qui éclate à l'occasion de la désignation du maire comme de l'adjoint le montre bien. Nous en avons brièvement parlé dans le cahier central consacré aux maires par le n° 7 d'E v'lya (pp. 6 à 9). Ajoutons quelques détails significatifs. Les candidats en lice pour les fonctions de maire sont aussi distants par l'âge que par leur lieu de résidence: M. Chamel du Buet a quatorze ans de plus que Joseph-Vincent Ancey, son rival malheureux du Mollard, qui est aussi le plus jeune des conseillers. Ce dernier est-il desservi par sa jeunesse? Sans doute pas: au troisième tour, Alexandre Ancey, du Mollard lui aussi, se présente. Il est battu, n'obtenant que cinq voix (soit une de moins que celles obtenues auparavant par son jeune voisin), et pourtant c'est lui le doyen du conseil.

En tout cas, il y a bien deux camps opposés, de force égale et d'égale détermination (comme le confirme la désignation de l'adjoint au seul bénéfice de l'âge). Au surplus, le fait que les membres de l'assemblée municipale étaient en nombre pair ne pouvait que bloquer la situation.

Quelles explications donner à pareil antagonisme? Rien ne permet de se référer à des débats antérieurs. On ne sait même pas si l'entier renouvellement des conseillers est dû à la volonté de passer la main de leurs prédécesseurs ou s'il y a eu campagne pour l'élimination des sortants. Il est probable que des divergences d'intérêts ou d'opinions ont joué un rôle, mais on peut tenter d'être plus précis. Sans doute doit-on trouver une explication, au moins partielle, dans l'opposition ancestrale entre "le haut" et "le bas" de la vallée. On l'a déjà aperçue avec le choix du maire, on la retrouve pour l'adjoint lorsque Clément Burnet du Crot l'emporte sur Joseph-Marie Claret du Morzay. Il y a en tout cas un nombre égal d'élus du "haut" et du "bas". Dans le premier camp, en plus des noms cités, on trouve Amédée Bozon du Chanté, Jean Ancey (voir p. 2) et Venance Claret du Nant, et enfin Clément Devillaz du Couteray. Pour "le bas", il y a un troisième Ancey (Félix) du Mollard, Joseph-Elie Chamel du Sizeray et Emile-Albert Berguerand du Plan d'Envers. On note que c'est le Mollard qui a le plus d'élus de tous les villages: il sera aussi le grand vaincu du scrutin, et il lui faudra attendre 1912 pour faire parvenir son candidat (Louis Claret) à la mairie.

Cependant cette explication géographique et traditionnelle peut paraître un peu superficielle. Il faut sans doute en envisager une autre, plus politique. Même si, à première vue, Vallorcine paraît bien éloignée des querelles nationales, on ne peut méconnaître le climat d'opposition très violente dans lequel se sont déroulées les municipales à travers toute la France. C'était fort sensible même dans la haute vallée de l'Arve. Ainsi, à Chamonix, cléricaux et anticléricaux se déchirent. On voit, par exemple, en 1893, la Croix de Haute-Savoie publier la lettre fielleuse d'un Chamoniard accusant les élus républicains de refuser d'abattre des chiens enragés quand ils leur appartiennent. Après quoi, le journal doit imprimer une rectification insistant sur le civisme du maire.

A Vallorcine même, en 1906, après la Séparation de l'Eglise et de l'Etat, un Sourzeriard (habitant du Sizeray) se sert de nouveau de la Croix pour attaquer "certain hôtelier" (l'allusion est transparente) coupable d'avoir "porté ses mains de profanateur sur la table sainte" à l'occasion de l'inventaire de l'église où il accompagnait l'agent du gouvernement. Il lui annonce que son étoile pâlit dans la commune et conclut en le menaçant de coups de verge. Or deux ans plus tard, l'Echo du Faucigny classe Vallorcine, comme toute les autres communes du canton, parmi les municipalités radicales, c'est-à-dire fort à gauche. Pourtant, si M. Chamel, comme son successeur J. Ancey, sont ainsi soit dénoncés soit honorés comme anticléricaux, cela signifie-t-il que tout le haut de la vallée était dans un camp et tout le bas dans l'autre? Les deux explications peuvent difficilement coïncider.

Amusons-nous pour conclure à lire les journaux locaux aux lendemains de ce scrutin. La Croix de Haute-Savoie se félicite que la "réaction opportuniste" (entendez les républicains corrompus) soit mise à bas. Elle conclut: "Vive le cléricalisme", tandis que l'Allobroge au contraire se félicite que la République ait résisté aux réactionnaires malgré "leurs manoeuvres jésuitiques". Donc chacun des camps est content, comme souvent de nos jours!