VIE DE NOS ANCIENS

Le rendez-vous
des Vallorcins de Paris

M. Maurice Canat, ancien maire de la commune, nous a adressé en janvier 1993 une longue lettre dont nous publions ci-dessous la partie relative à l'émigration des Vallorcins vue à travers ses souvenirs d'enfance. Il termine en affirmant n'avoir jamais eu "la plume très ouvrière". Nous le remercions d'autant plus vivement de la vivacité et de l'abondance de son récit.

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt et de plaisir l'article d'E v'lya n° 5 sur les Vallorcins de Paris. J'y ai retrouvé, avec une émotion nostalgique, les souvenirs de mon enfance. Aussi, je ne puis me défendre du plaisir d'évoquer la fraîcheur de celles qui furent mes belles années.

Mes souvenirs remontent à la guerre de 1914. Mon père, mobilisé, nous envoyait, ma mère, ma soeur, mon frère et moi, à Vallorcine chaque année, dès que le train marchait, car l'hiver il s'arrêtait à Chamonix ou aux Tines. Nous allions, jusqu'aux vacances, à l'école des Plans. C'est là que j'ai connu tous les Vallorcins de ma génération et que j'ai contracté un besoin permanent de me retremper aux sources.

Nous arrivions, dès que possible, au Crot, chez mon grand-oncle Clément, et nous vivions la vie des petits Vallorcins, nos voisins. Nous échappions ainsi aux bombardements et ne grevions pas trop le maigre budget des allocations militaires. La famille subsistait, comme toutes les autres au pays, sur les ressources de l'exploitation familiale, essentiellement de laitages, de pommes de terre, avec un morceau de lard le dimanche. Je suis même allé, en 1914, aux dernières vendanges à Martigny, et j'ai gardé un vague souvenir de la montée de la Forclaz dans la hotte de l'oncle.

Nous gardions les vaches aux champs et allions le soir aux Rupes pour la rentrée du troupeau de chèvres. Nos jeux n'avaient trait qu'à la vie rurale qui nous entourait, évoquant uniquement les occupations pastorales.

Et puis, en octobre, nous prenions le dernier train pour Paris, en pleurant jusqu'au tunnel des Montets, et nous nous consolions dans une étape de quelques jours à la Pallud, chez Agathe Ramus qui était une grande amie de ma mère. Nous nous réjouissions des excentricités de son oncle qui lui faisait de petites misères, et nous nous bourrions de prunes qui nous donnaient la colique. J'ai été sensible au rappel de son retour et de celui de Marcelle, à qui j'ai encore rendu visite il y a quatre ou cinq ans.

Le souvenir de Joseph Ancey m'a également ému. "C'est le doyen de la commune", disait ma mère; un titre mystérieux qui devait cacher des pouvoirs redoutables. Son âge vénérable l'auréolait d'une sorte de majesté. On ne l'appelait que par son nom: "monsieur Ancey", et non Clovis ou Ludivine ou Camille à Bonaventure, comme tout le monde. Il m'impressionnait fort, fossilisé dans le soleil sur le banc de la Philomène. Quand je passais par là, je filais, en jetant toutefois un regard curieux, mais craintif, sur ce patriarche qui aurait bientôt cent ou mille ans -- je ne savais pas au juste, mais en tout cas, c'était énorme.

Mais j'en reviens à l'objet de ma lettre: l'appel aux souvenirs des Vallorcins de Paris. Puisque je possède quelques-uns de ces souvenirs, je vais les livrer avant qu'il ne soit trop tard.

Jusqu'à la guerre de 1914, l'émigration vers la capitale fut un phénomène généralisé chez les jeunes adultes. Cela a été le cas de ma grand-mère (sur la photo de la page précédente, elle a son chat sur les genoux et sa fille assise près d'elle) et de beaucoup de gens de la génération de mes parents. Dans les premières décennies de la troisième République, un Vallorcin, M. Burnet, avait ouvert une fabrique de caoutchouc spécialisée dans les fournitures pharmaceutiques; elle est encore connue sous ce nom. C'est lui qui assurait l'accueil et souvent l'emploi des Vallorcins qui rejoignaient la capitale et se fixaient à Ivry où était l'usine. J'ai connu dans ma jeunesse ce vieillard imposant.

Puis, dans les années 1880, ma grand-mère, Mme Bonnaz, venue comme petite bonne en maison bourgeoise et qui avait épousé un Vaudois, cocher de maître, avait acquis un petit café-restaurant, près des Invalides, 22 bis rue Jean Nicot (photo de la page précédente). Ce café, où je suis né, existe toujours. Il devint le point d'accueil et de rendez-vous des Vallorcins, et même de bien des Chamoniards. Je ne l'ai pas connu car je n'avais que trois ans quand le fonds fut vendu mais, par mes parents, j'ai dû connaître tous nos concitoyens qui vivaient en région parisienne: Francis Dunand et sa famille; Maurice Claret, fils de Michel; Albert et Elise Claret, enfants de Vincent de la Villaz; les Ramus, bien entendu; Germain Semblanet, employé au métro, et sa femme Eugénie; l'abbé Semblanet, curé de Saint-Mandé; d'autre part, les filles de Vallorcins mariées à Paris: Mme Depoisier, mariée à un épicier de la rue Washington; Mme Perroneau, mariée à un sergent de ville; des Chamoniardes: Mme Gouley, Mme Arnold née Devouassoud, Mme Dejonghe née Bossoney, Mme Devouassoud du Raincy...

La plupart de ces relations se sont maintenues jusqu'à nos jours quand les générations sont représentées. Avec la famille de Francis Dunand, les relations s'étalent dans l'intimité sur cinq générations; la sixième ne manifeste pas encore de langage articulé, mais tous les espoirs sont permis. Il n'y a guère qu'une dame de Vallorcine dont j'ai su l'existence sans la connaître -- quel dommage! Elle tenait une confiserie rue du Louvre.

Pour mieux souder encore cette fidélité aux origines, il existait une société amicale, "les Enfants du Mont Blanc", qui réunissait les originaires du haut Faucigny jusqu'à Sallanches environ. M. Selleti et M. Picandet en furent les présidents. Mon père était secrétaire ou trésorier. Elle nous rassemblait une fois par an en un banquet, suivi d'une sauterie où Eloi Berguerand -- futur maire de Vallorcine (voir photo p. 9), le père de Jacques -- faisait danser ma soeur en attendant de rentrer au pays pour y ouvrir l'hôtel de l'Ermitage. Enfin, boulevard Beaumarchais, un journal, le petit Savoyard, donnait les nouvelles locales des deux Savoies (fac-similé ci-dessus).

N'oublions pas que tous ces Savoyards étaient, pour la plupart, des gens très modestes, qu'il n'y avait pas de congés payés et que, par conséquent, le besoin de retrouver leurs origines ne leur laissait que la ressource de se rapprocher de leurs compatriotes.

Ensuite, le développement du tourisme a permis de s'employer à proximité et de façon plus rémunératrice, si bien que cette émigration a pratiquement cessé, ou s'est faite par d'autres voies. Je n'ai guère connu à Paris de Vallorcins de ma génération ou de celles qui ont suivi, mais il faut sans doute continuer l'enquête et susciter d'autres témoignages.

Maurice Canat


On pouvait lire cet entrefilet dans le numéro du 23 décembre 1909 du Petit Savoyard (qui diffusait des nouvelles locales à l'intention des émigrés dans la capitale): "VALLORCINES (sic). -- Edifice communal. -- Le conseil municipal de Vallorcines vient de décider la construction d'une maison communale servant de mairie et où seront logés également le bureau des postes et la section des gendarmes."