Le métier de garde-barrière

Cet article, qui accompagne la brève biographie de Léa Ancey, sert aussi de complément au cahier central d'E v'lya n° 8 (p. 10) relatif aux poseurs. Les deux emplois, en effet, étaient très souvent liés, surtout au début: la garde des barrières était normalement réservée aux femmes des poseurs. Par là même, de nombreuses Vallorcinnes en furent chargées (et pas seulement dans la vallée). C'est ainsi que Lucie, la femme d'Alcide Berguerand, tint la barrière du Plan d'Envers de l'arrivée de la ligne à Vallorcine en 1908 jusqu'à sa retraite en 1932. Lucienne, sa fille, qui l'avait aidée dès son enfance, lui succéda alors: elle venait d'épouser Joseph Bellin, un poseur de la Joux, à Argentière, qui dirigea la brigade après son beau-père Alcide. Titulaire du poste jusqu'en 1946, Lucienne Bellin tomba malade, quitta le métier, et d'ailleurs la vallée, pour suivre son mari en poste à Annemasse. De 1946 à 1959, c'est sa belle-soeur Cécile Berguerand qui lui succéda avec le grade de garde-barrière auxiliaire, du fait de son handicap dû à l'accident du 4 juillet 1910 (que nous avons relaté dans le n° 8, à la page 8). La barrière fut ensuite tenue par Odette, femme de Raymond Berguerand.

Outre Léa Bozon, femme de Marius Ancey, d'autres dames originaires de la commune ou épouses d'un Vallorcin occupèrent d'autres postes sur la ligne. Certaines étaient titulaires, comme Alice Désailloud, femme de Camille Mermoud (qui a depuis racheté la maison de la garde-barrière des Praz où elle habite). D'autres étaient remplaçantes, comme Simone Dunand, épouse de Louis Claret. Notons que des poseurs eux-mêmes pouvaient effectuer des remplacements; ce fut le cas de Jean-Paul Claret au Plan d'Envers.

Du Fayet à Vallorcine, on comptait treize emplacements de barrière, et donc treize emplois, eux-mêmes répartis en trois catégories correspondant à des salaires plus ou moins élevés en fonction de la difficulté de la tâche, du nombre d'heures de garde à effectuer et des passages à surveiller. Il y avait des barrières aux endroits suivants: aux vieilles cités de l'Abbaye, à la gare de Chedde, sur la route allant du vieux Servoz au Châtelard, au Lac près de la gare de Servoz, des Bossons, de l'Aiguille du Midi (appelée maintenant des Pélerins), une avant, une après la gare de Chamonix, une à la Frasse, celles des gares des Praz, des Tines, de Montroc, et enfin au Plan d'Envers près de la gare de Vallorcine. Par la suite, certaines furent supprimées par des aménagements routiers, comme au Châtelard ou à Chamonix, ou confiées au chef de gare tout proche, comme à Montroc. Les gardes-barrière titulaires étaient astreintes à résidence dans la maison construite à cet effet. Les remplaçantes avaient le droit de se tenir dans la cuisine de cette maison pour accomplir leur tâche. Ces maisons sont toujours en place, mais le métier a disparu en 1982 avec l'automatisation.

L'exercice de la fonction a beaucoup évolué avec le temps. Il était initialement fort pénible. Il fallait être au poste toute la journée, dimanche compris; au début, il est vrai, c'est-à-dire jusqu'à l'hiver 1935-1936 (voir E v'lya n° 3, p. 15), cela ne durait que six mois de mai à octobre, puis huit d'avril à novembre. Surtout, les femmes, à qui ce travail était réservé, devaient tirer à force de bras une lourde barrière en fonte se déplaçant sur des roulettes à graisser souvent, et particulièrement dures à bouger quand il gelait. Lucienne Bellin a gardé un vif souvenir des efforts qu'elle devait accomplir pour aider sa mère dans cette tâche difficile.

D'ailleurs, dans les premiers temps, la barrière restait normalement fermée: il fallait sortir pour l'ouvrir quand demandaient à passer chars, voitures et troupeaux. La garde devait même faire un comptage sur papier officiel de tous les passages. En revanche, elle n'avait pas à se soucier du portillon pour piétons qui complétait la barrière. Il existait des portillons indépendants comme celui qui se trouve près des lacs des Tines.

Par la suite, on passa à un système beaucoup moins pénible physiquement, et limité à huit heures par jour. A l'aide d'un treuil actionné par une manivelle située dans une guérite proche, on relevait ou on abaissait les barrières en fonction du passage des trains. Cependant, certains passages à niveau, comme aux Bossons, continuèrent de n'être ouverts qu'à la demande, et même la nuit. Il est vrai qu'ils desservaient des zones alors peu fréquentées.

Détails techniques curieux: une cloche annonçait l'arrivée et le départ du train: un nombre impair de trois coups pour son arrivée, un nombre pair de deux pour son départ. D'autre part, les gardes devaient poser des pétards et agiter le drapeau rouge s'il y avait des obstacles sur la voie. Il fallait le faire aussi dans le cas de "dérives", c'est-à-dire si, par suite de fausses manoeuvres ou de freins desserrés, des motrices descendaient sans conducteur. Le personnel était d'ailleurs astreint à un entraînement pour être prêt à parer à tout incident. Il était l'objet d'inspections de la part du chef du district-poseur, lequel surveillait aussi le matériel et l'état des barrières.

Bien sûr, il a pu y avoir des altercations sur les passages à niveau avec des automobilistes trop pressés, ou des accidents matériels du fait de barrières enfoncées, mais cela s'est surtout produit depuis l'automatisation.

Quant aux pétards, ils sont toujours utilisés, mais seulement pour saluer lors de son dernier passage un conducteur de train partant pour la retraite.