« On marche sur la tête »
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"Les salariés préfèreraient qu'il y ait
une vraie réflexion sur l'organisation du travail (...) plutôt que
de leur faire miroiter un espace de détente"
affirme Elisabeth Pelegrin-Genel architecte et psychologue du travail (Photo DR).
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Interview d'Elisabeth
Pelegrin-Genel
architecte et psychologue sur
les espaces de travail
Argent Lucide : On observe un vrai développement des structures de bien-être
en entreprise, est-ce vraiment utile pour les salariés ?
Elisabeth Pelegrin-Genel : Selon l'implantation de l'entreprise lorsqu'elle est loin de
tout, ce type d'équipement peut éventuellement apporter quelque
chose. Mais lorsque cela a lieu dans une ville je ne suis pas du
tout sûre que les collaborateurs des entreprises aient envie de
rester dans l'entreprise pour faire autre chose que travailler.
Cela brouille encore plus la différence entre travail et
hors-travail.
AL : Justement on a l'impression que les entreprises cherchent à
annuler le stress qu'elles créent au travail...
EPG : Oui la question est là, est-ce que les entreprises peuvent
annuler ce stress ? Le stress vient d'une organisation du travail
qui est de plus en plus rapide et qui prend de moins en moins
compte de l'humain. Je ne suis pas sûre du tout que cela soit la
bonne solution, je pense que les salariés préfèreraient qu'il y ait
une vraie réflexion sur l'organisation du travail, sur le
management, sur la façon dont ils doivent travailler plutôt que
de leur faire miroiter un espace de détente. Je suis assez
dubitative là-dessus.
AL : Qu'est ce qui a changé dans les influences qu'ont les espaces
de travail sur le bien-être des salariés ?
EPG : Beaucoup d'entreprises ont compris qu'il faut que le salarié
ait autre chose que son poste de travail. Il y a une recherche
pour que les salariés puissent se sentir partie prenante de
l'entreprise plutôt que d'être uniquement cantonnés à leur unique
poste de travail. C'est déjà une bonne chose que de ne pas se
retrouver huit heures par jour au même endroit, mais pas pour
aller faire du sport ou confier son linge sale.
AL : D'après une enquête menée par l'INRS en collaboration avec
Arts et Métiers ParisTech, le coût du stress au travail aurait
coûté entre 1,9 et 3 milliards d'euros par an. Les entreprises ne
chercheraient elles pas simplement à diminuer cette perte
financière ?
EPG : Absolument, surtout qu'il est beaucoup plus facile de
consacrer 10, 20 ou 30m2 de surface à des appareils de fitness
plutôt que de poser le problème de l'ambiance, des conditions, de
l'organisation et du sens même de travail. Evidemment il y a des métiers comme dans les call-center où il
n'y a pas, je pense, de conditions de travail plus difficiles.
Les gens craquent au bout d'un moment tellement il y a peu de
sens au travail. Vous aurez beau leur mettre toutes les salles de
sport que vous voulez cela ne changera rien. Le problème n'est
pas là.
AL : Il existe même des entreprises qui proposent des distributeurs
d'oxygène... Qu'en pensez-vous ?
EPG : On marche un peu sur la tête. Il y a une vraie tendance à
acheter des tas de gadgets alors qu'il faudrait plutôt un vrai
débat général et sincère, service par service, pour savoir
comment s'épuiser moins et fonctionner mieux au travail. Les
salariés savent très bien où sont les dysfonctionnements dans
leur travail, ils sont de plus en plus nombreux à se sentir
harcelés.
AL : Peut-on dire que les salariés consacrent de plus en plus de
leur temps à leur entreprise et de moins en moins à leur vie
personnelle ?
EPG : Oui et lorsqu'une entreprise offre un téléphone portable à
certains de ses collaborateurs, il s'agit d'un cadeau empoisonné.
Cela coûte cher et est perçu comme une distinction puisque tout
le monde n'y a pas droit, et à la fois cela veut dire que vous
êtes censé répondre aux attentes de votre travail quelle que soit
l'heure.
AL : Comment peut se régler le problème du stress au travail ?
EPG : Je ne pense pas que le stress au travail ne se traite que par
l'espace de travail. Mais je reste persuadée que l'espace de
travail a un rôle dans l'ambiance générale. L'espace a un
langage, il parle et suivant ce qu'il dit, et suivant
l'aménagement d'une boîte, on peut en déduire que vous êtes plus
ou moins respecté. En ce sens il peut contribuer à de bonnes
conditions de travail à défaut de lutter contre le stress, ce qui
est beaucoup plus compliqué. Un espace de travail bien pensé, où
les gens ne vont pas s'épuiser à cause de leur environnement et
où ils vont se sentir libres, cela contribue au bien-être du
salarié. On observe que certains secteurs font de gros efforts
pour aménager leurs espaces de travail, améliorant ainsi la
productivité des salariés. Mais dans des entreprises classiques,
prévoir des conciergeries et autres salles de sports je suis
assez perplexe devant tout cela.
AL : Avez-vous des propositions concrètes ?
EPG : Il faut je pense organiser des ateliers en petits groupes,
animés par des personnes extérieures (consultants,
psychologues...) à l'entreprise, pour savoir ce qui fait stresser
les salariés, ce qui va bien et va mal dans leur travail. Cela
pour les amener à trouver collectivement des pistes, des
arrangements entre eux. Je ne pense pas que les solutions soient individuelles. Si on
ramène ça à l'individu, en lui disant, s'il est stressé, d'aller
se reposer dans la salle zen ou d'aller faire un peu de sport,
cela revient à prendre le problème à l'envers. Il s'agit d'un
problème collectif et pas du tout individuel.
MP
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